Conférence donnée par Jean Vialade en octobre 2007
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Causerie de Jean Vialade à Massiac.
Je me présente, Jean Vialade, j’ai 81 ans et toute ma vie je l’ai passée pour la défense de la viticulture. Au départ je suis un ouvrier agricole et j’ai pensé avec mon épouse à faire notre promotion en achetant des vignes, puisque après la guerre il y avait de grosses propriétés qui se vendaient. Petit à petit nous avons constitué une propriété de 27 hectares qu’on a gagnée avec beaucoup de travail même le dimanche, et avec l’aide du crédit agricole, mais surtout avec la coopération viticole, sans elle il n’y aurait pas eu de promotion chez nous pour les salariés, qui petit à petit pouvaient acheter des vignes tout en travaillant pour un patron qui prêtait le cheval, le tracteur. Il y avait un développement énorme, je suis un de ceux-là.
Par la suite, à partir des années 64 on s’est mis à revendiquer, car il y avait une pression énorme sur la viticulture du midi comme sur toute l’agriculture et nous ne comprenions pas que le père Debré, le grand-père de celui-là, lançait la lutte anti-alcoolique et toujours avec des verres de vin, cela nous gênait beaucoup et notre président de la CGM (Confédération Générale des viticulteurs du midi) - que j’ai défendu jusqu’au moment où j’ai été à la retraite - qui est issue des évènements de 1907 et qui a été créée par Ferru, le maire de Narbonne. Monsieur Benet, qui était un avocat de droit international a demandé à être entendu par Debré, celui-ci en gros a vu arriver un type de son milieu. Il lui a dit : « Je ne comprends pas que vous fassiez de la lutte anti-alcoolique dans la lutte anti-vin » et le père Debré lui a dit « franchement, (rappelez-vous, c’est le traité de Rome) on fait de la lutte anti alcoolique dans la lutte anti-vin parce que dans le temps, les grands ensembles touristiques de l’Europe seront entre la vallée du Rhône et la frontière espagnole, c’est à dire chez nous.
Voilà, et avec toute cette équipe, nous étions une dizaine du comité d’action quand on nous a raconté ça, parce que lui aussi avait des vignes, il n’était pas du tout content, alors on a pris le mors au dents et on s’est mis à manifester sans arrêt, et on en est arrivé à Monrenon où trois cents viticulteurs ont pris le fusil et ont tiré contre les CRS. Il y a eu un viticulteur tué, il y a eu le commandant des CRS, le commandant Legoff, un breton qui a été tué aussi, il y a eu aussi 24 CRS qui ont été blessés gravement, mais la mort du commandant avait caché tous les autres. Alors cette situation, nous qui faisions la promotion dans les vignes qui étaient notre planche de salut, puisqu’on avait pas de bagage intellectuel, notre bagage c’était nos bras et notre terre, on a vu rouge, on a vu rouge et on s’est battu pendant 27 ans, et cette lutte on a pu la mener comme il faut parce qu’on a été terriblement soutenus par nos épouses, toute l’équipe qui menait le bateau, nos épouses qui nous ont soutenus, qui ont lutté autant que nous, voilà pourquoi on a pu tenir puisque le pouvoir à l’époque n’a jamais pu rien contre nous, même quand on a détruit des caves, des supermarchés, des Chirres à Meximieu, jamais un procès.
1907, c’est un contexte politique qui est tout à fait particulier. 1907 – 1789 il n’y a pas beaucoup plus de cent ans, entre temps il y a eu deux empereurs, un roi et tutti quanti, la république est encore fragile en 1907. Il y a un type à la tête, Clemenceau. Ce type est président du conseil et il y a dans le midi de la France une crise énorme, cette crise vient de la destruction de la moitié du vignoble au milieu du siècle précédent par le phylloxéra. Il faut replanter le vignoble, pour ce faire il y a besoin d’une main d’œuvre énorme qui va venir de l’Ariège, du Tarn, des Cévennes. Ces plantations de vignes qui vont durer pendant 4 ou 5 ans vont à un moment donné produire beaucoup, et il va y avoir une production qui va devenir énorme. Parce qu’avant la production méridionale, il en manquait du vin et les betteraviers du nord ont fourni du sucre pour fabriquer du vin. On faisait du vin avec du raisin sec qui venait de Grèce, avec des figues, puis au fur et à mesure où les vignes ont rapporté chez nous, cette fabrication industrielle du vin a provoqué un écroulement des prix dans le midi. Et cet écroulement a fait sortir tout un tas de viticulteurs. On avait parlé du Docteur Ferrou, docteur des pauvres, il soignait les malades et quand ils n’avaient pas d’argent ils ne payaient pas.
1907 : les 87
En 1907 il y a aussi un propriétaire de café de village : Marcellin Albert, les gens viennent chez lui et discutent. Il a aussi 3 hectares de vigne. Il s’aperçoit que les gens viennent de moins en moins dans son café, et qu’il ne vend pas non plus son vin. Il fait du théâtre, c’est un orateur, il va retrouver une tapée de viticulteurs, un peu l’élite du village, ils sont 87. Dans ces 87, il y a deux docteurs, un pharmacien, des gros viticulteurs, un charron, un ferblantier, bref, tout l’éventail du peuple vigneron avec tous les commerces attenants. Il faut savoir aussi que quand le vin s’est vendu, toute les industries du Languedoc-Roussillon ont fermé et on a investi l’argent dans des vignobles et on va avoir tous ces grand châteaux, dans le Lot, l’Hérault , le Gard… la vigne va représenter 85% de la richesse du pays. C’est pour cela que quand le vin va s’écrouler, tout le pays va s’écrouler. Même en ville à Narbonne, il n’y a pas d’argent et comme il est venu des quantités énormes de travailleurs pour les plantations de vignes, ces gens là vont repartir chez eux. Béziers aurait perdu 7000 personnes. Il y avait aussi tous les petits viticulteurs, qui avaient 1, 2 ou 3 hectares, qui travaillaient aussi chez un patron et qui se faisaient prêter le cheval… toute cette masse va prendre conscience du manque d’argent provoqué par la baisse des coûts. Au départ, on va commencer par ne pas payer beaucoup les salariés, il va y avoir des grèves très importantes pendant trois ou quatre ans, dans l’Hérault, dans le Narbonnais et surtout dans les plaines orientales.
C’est chez les 87 qu’il va y avoir la première prise de conscience, parce que ce sont des professions en relation directe avec le peuple, qui ne peut plus rien payer. C’est donc cette élite qui va réagir en premier. Dans le midi à cette époque là, il y a presque autant de royalistes que de républicains dans cette classe qui se cherche, et on a dit à Paris que c’était les royalistes qui manipulaient les vignerons du midi. On a mentit sur nous, il faut savoir que Marcellin Albert est un libre penseur, il a donc ramassé des gens de tous bords, on ne peut pas dire qu’il venait d’un côté ou de l’autre, c’est pour cela qu’on ne pourra pas le toucher. Il a commencé à faire des manifestations, il a donné une de ces manifestations viticoles chez lui, il y avait trois cents viticulteurs, et ils sont allés dans les villages voisins, avec les 87, ils partaient tous faire des réunions dans les villages voisins, les gros villages, et là ces gros villages, quand ils arrivaient - il faut replacer dans le contexte de l’époque, il n’y a pas de voiture - ils partaient en bicyclette, à pied, parfois à cheval, en charrette. Ils arrivent et qu’est-ce qu’ils font ? ils jouent du clairon et les gens savent que c’est la manifestation viticole ; les gens arrivent, ils arrivent, ils s’entassent, cela va commencer par 4 ou 500 cents, 800, mille, cela commencera au mois de mars et finira aux mois d’août, ils vont se retrouver 15000 à Lesignan, 100 000 ou 150 000 à Perpignan, 200 000 à Béziers, 150 000 à Carcassonne, cela finira par 600 000 à Montpellier, les chemins de fer ont mis des trains complets pour les viticulteurs, en payant et ils montent dans les wagons sans payer. C’est de ces manifestations énormes que Clemenceau dira : « ils sont manœuvré par les royalistes ». C’est vrai qu’à Perpignan ils ont mis le feu à la préfecture et dans ces viticulteurs, il y avait tout l’éventail politique et on ne va voir que les royalistes, on ne va pas voir tous les autres qui crèvent de faim. Ils vont mettre le feu au théâtre de Lesignan, ils vont mettre le feu à Béziers et on voit toujours que les royalistes, parce qu’à Paris, à la chambre des députés ça commence à marquer mal pour Clemenceau.
Le 17éme
Et Clemenceau va faire voter une loi et envoyer la troupe. A Narbonne avec 30 000 habitants, il y avait 60 000 soldats. Un scandale ! une honte ! et alors cela va barder tellement qu’à un moment donné un soldat tire sur une fille qui passait, et cette fille elle allait chercher sa robe de mariée ! Cela a été scandaleux ! Le lendemain cela a bardé encore plus, et alors à ce moment là ils ont tiré sur la foule, il y a eu 6 morts de plus. C’est ce centenaire que nous fêtons maintenant. Ce qu’il y a de très important, c’est qu’ on est à 100 ans de la révolution, les soldats font deux ans, au lieu de les envoyer loin, on les envoie dans les casernes près de chez eux. Et les soldats du littoral méditerranéen sont des soldats qui sont du peuples vigneron, des gens de la terre, du milieu rural, puisque 80-85 % de l’économie était basée sur la vigne, il faut le savoir ! Et qu’à ce moment là, ces viticulteurs qui partaient soldats ils savaient le manque qu’il y avait chez eux, et comme ils étaient près de chez eux, ils allaient en permission chez eux le dimanche, ils savaient la misère de la maison. Il y avait aussi pour le régiment qui nous concerne, le 17ème de ligne, il y avait des réservistes. Ce régiments était formé rien que de fils de viticulteurs, de commerçants du milieu rural, quand ils voient çà, ils sont en garnison à Béziers, l’état major les envoie à Agde, là ils apprennent la tuerie qu’il y avait eue.
Et qu’est-ce qu’ils ont fait ce 17ème de ligne ? à Agde, avec les syndicalistes, avec les jeunes vignerons qui les ont avertis de ce qu’il s’était passé, ils se sont révoltés, ils sont allés à l’armurerie, ils auraient emporté 18 000 cartouches,. Ils étaient tous armés quand ils sont revenus, ils partaient défendre leurs parents. Ils sont partis d’Agde à une heure du matin, dans la nuit ils jouaient du clairon, ils étaient encadrés uniquement par des caporaux,, les officiers et sous-officiers n’avaient pas suivi. Aussi le général qui les commandait sera radié des cadres de l’armée. L’état major donne l’ordre à un détachement de dragons de les arrêter en route. Leur commandant fait mettre ces soldats baïonnette au canon au milieu de la route. Les viticulteurs se sont mis à tirer en l’air et à ce moment là le commandant de ce régiment à dit : « laissez les passer ! écartez vous ! » et les viticulteurs ont traversé ce régiment qui était venu pour les arrêter, cela aurait été un carnage et ils sont allés sur l’avenue Paul Riquet où ils ont été reçus en triomphateurs. Toute la ville est venue apporter à manger, de la paille pour dormir. Cela a été quelque chose de très très beau. On a dit de ce 17ème de ligne qu’ils s’étaient mutinés, mais c’est faux ! ils se sont arrogés le droit à la désobéissance civique et ils ont bien fait puisqu’on ne fera rien contre eux par la suite.
A ce régiment on leur annonce l’arrivée d’un télégramme de Georges Clemenceau : s’ils rentrent dans leur caserne il n’y aura pas de sanction. A l’époque, la sanction c’était le peloton d’exécution. Ils vont rentrer en caserne à Béziers, puis on les enverra dans le massif central et de là à Marseille puis dans le sud de la Tunisie, dans la caserne des joyeux, c’est à dire des têtes brûlées de l’armée coloniale. C’était une punition. Il faut savoir que le commandant qui est parti avec eux les appelait « mes enfants » c’était très, très important qu’on ait cette attitude d’un officier vis à vis de ses soldats.
« République sauve-nous ! »
On a dit d’eux aussi « ce sont des sécessionnistes, des autonomistes ». Il faut savoir que tous les villages avaient le drapeau tricolore, dans un village on pouvait aussi voir une pancarte sur laquelle était écrit « République sauve-nous ! », mais à Paris cela ne se savait pas, ce n’était pas des autonomistes, des gens qui voulaient foutre la république en l’air et nombreux sont les villageois de cette région qui sont morts pour la patrie en 14.
Voilà 1907, à cette époque là c’était vraiment dangereux, le maire de Narbonne à la manifestation de Montpellier va jeter son écharpe tricolore à la foule en disant : « à partir de maintenant on ne paiera plus d’impôts » il y a une tapée de municipalités qui ne vont plus payer d’impôts. On va murer les portes d’entrée, on ne fera que l’état civil.
Il y avait un type qui s’appelait Jean Jaurès, qui va lancer la première verrerie d’Albi. Il aura la caution de certaines personnes pour lancer cette verrerie ouvrière qui existe encore. Donc Jaurès c’était pas le voyou qu’on pouvait dire et quand on a mis en prison toute l’équipe de Marcellin Albert et Ferru, il a agoni à la tribune Clemenceau, parce qu’il connaissait la situation des gens du midi . Et c’est important car 5 ou 6 jours après toute cette équipe sera libérée.
Ce qui est aussi important c’est que Jean Jaurès après la verrerie d’Albi va lancer le système coopératif en France. En Languedoc-Roussillon on va avoir une floraison de caves coopératives.
L’action directe :
J’ai 33 ans de présidence de cave-coopérative, c’est un art de vivre, une façon de vivre et aujourd’hui on veut le détruire.
Quand j’ai commencé à manifester à partir de 1954-55 mon livre de chevet c’était ça ! je me demandais si nous allions revenir à nous faire tuer !
On monte à Meximieux , on détruit un chirre ! qu’est-ce qu’on y trouve des centaines de tonnes de sucre ! on fabriquait du sucre chez ce type, pendant que nous on ne pouvait pas vendre le vin, du vin de sucre ! on a tout foutu en l’air, il n’y a pas eu de poursuites ! Nous aurions souhaité être poursuivis !
On est allé à Toulouse chez Doumeng, le milliardaire rouge, il avait le monopole de l’import-export avec les pays de l’est pour la Espagne. Il était un résistant et il avait fait passer en Espagne des gens de la famille des Rothschild. Quand il a fallu ouvrir le commerce avec les pays de l’est, tout ce faisait à travers Doumeng. On est allé chez lui à Toulouse, on était deux cars. Quand on casse quelque chose vous avez trente minutes : le temps qu’on téléphone au maire, qui appelle le préfet, c’est le préfet qui donne l’ordre d’intervention, cela prend 25 minutes.
Parfois, il y a longtemps la gendarmerie a fait exprès de ne pas intervenir tant qu’on n’était pas partis !
Mais jamais nous n’avons été poursuivis ! nous ne sommes jamais allés au tribunal !
Débat avec le public (extraits)
Guy Thonnat : quand on a discuté un petit peu ce matin, vous m’avez parlé de votre voyage en Argentine.
Jean Vialade : C’est un voyage que nous avons fait quand j’ai pris la retraite. On est partie dans la province de San Salvadore de Roui. C’est là que nous avons vu les propriétés de Ricard. Aujourd’hui on arrache des vignes chez nous, et les grandes sociétés viticoles françaises exportent le vin. Ill faut que vous sachiez qu’en Languedoc Roussillon, sur les terres où sont arrachées les vignes, on plante des graines pour faire du carburant. Le groupe occitan, le gros groupe du Lauraguet qui fait des graines de semence, avec Total, construit une usine à Sète pour broyer les graines, et la chambre d’agriculture de Carcassone a fait semer 4500 hectares pour alimenter cette usine.
Chez nous, en dehors de la vigne, il n’y a pas de salut. Il y a bien un préfet qui a dit de planter des amandiers, et celui qui l’a fait, quand il a porté ses produits au marché de Toulouse, on lui a dit si tu vends au prix des marocains, on achète. Quarante pour cents des vêtements que nous portons sont fabriqués en Chine, en France on a mis les ouvriers du textile au chômage. A la superette, on peut acheter des poires d’Argentine à 3.50 € le kilo. Le détaillant, il prend combien ? le grossiste, il prend combien ? C’est arrivé par avion, ça a coûté combien ? et sur place le grossiste, il a pris combien ? et qu’est-ce qui reste au producteur ? C’est une prise de conscience qu’il faut avoir ! est-ce qu’on est prêt à accepter de vivre sur des « esclaves » que l’on fait travailler en Afrique ou ailleurs ?
Jean- Coudert : On apprécie d’avoir des témoignages si vivants. Souvent, tu dis c’est beau. Cela me fait penser à un film sur la guerre d’Espagne : « Land of Freedom ». A un moment, il y a un anglais qui veut rejoindre les républicains espagnols, il est confronté à la question du billet de train, en a-t-il un ou pas ? Les républicains dans le train disent au contrôleur qu’il est avec eux, et le contrôleur lui répond que pour lui le transport est gratuit.
Benoît Bascle : ce que tu dis m’interpelle, et je voudrais préciser que c’est l’Union Européenne qui impose à la fois l’arrachage des vignes et la destruction des coopératives. Tu faisais le lien avec la destruction du service public, et c’est l’UE qui dit au nom de la concurrence libre et non faussée, qu’il faut se débarrasser de toutes les conquêtes et il me semble que la crise que connaît la viticulture française et en particulier dans le sud-est amène une fois de plus à la politique de l’UE.
Jean Vialade : Le secteur coopératif détruit, oui, mais la viticulture, non parce que si on fait du vin au prix du vin argentin, on pourra continuer. Le traité de Rome stipule que les catégories sociales les plus basses doivent se rehausser au niveau des plus favorisées. C’était magnifique. Et maintenant, il faudrait que nous, nous vivions au niveau des indiens ! on n’est pas d’accord !
Nous publions ci dessous, l’étude de Jacques Faucher, parue dans les cahier du mouvement ouvrier édité par le CEMTRI. Non contente d’en étudier les principaux moments, l’auteur analyse les divers problèmes politiques posés par ce mouvement et s’attache à répondre à la question : était-il — et en quoi — un mouvement révolutionnaire ?
Le point culminant d’une série de révoltes
La crise
1907 est le point culminant d’une série de révoltes qui couvent depuis la crise du phylloxéra, en particulier dans le grand Montpelliérain et le Gard, victorieusement surmontée par la greffe de plants américains. Mais, amère victoire, on a augmenté les surfaces plantées en vigne. On a “fait” du vin dans des plaines jusque-là hostiles et ainsi développé la surproduction. La météo s’est mise de la partie. Les alternances de bonnes et mauvaises années n’ont pas équilibré le marché. Toutes les années ont été “mauvaises” chacune à sa façon, limitant les rentrées d’argent. A triste météo, faible récolte et cours élevés, à météo riante, grosse récolte, mais cours abaissés. La conjonction des nouveaux plants, de nouvelles terres cultivées et de la météo entraîne une formidable surproduction que le marché est incapable d’éponger.
Charles Gide, économiste du XX siècle né à Uzès, fixait la saturation du marché à une production de 50 millions d’hectolitres. Elle est atteinte en 1901, 1904, 1909 ; tandis que la part des vins du midi baisse de 4 % de 1890 à 1899, à 38 % de 1901 à 1909, la crise s’exprime dans la baisse des cours : en 1900, les prix tombent de 20 francs l’hecto à 12 francs l’hecto, jusqu’à 5 francs en 1901 Gaston Doumergue, parlementaire du Gard et futur président de la République, à la perspicacité républicaine et pré-keynésienne, déclare sentencieux : “On a planté beaucoup de vignes, mais pas assez de consommateurs.”
Après l’euphorie des années fastes du Second Empire, où l’installation du chemin de fer facilite le commerce du vin, c’est la misère. Fini le temps où deux récoltes payaient la vigne qui les avait produites, ce temps où les industriels “abandonnent leurs usines pour devenir viticulteurs rentiers” (M. L.). Le prix du vin bondissait de 9 francs l’hecto en 1850 à 35 francs dix ou quinze ans plus tard. Entre 1900 et 1907, il tourne autour de 10 francs.
A l’unanimité, des conseils municipaux alertent sur les risques de famine. Les plus démunis marchent pieds nus dans les chemins, les chaussures attachées autour du cou, et se chaussent seulement à l’entrée des villes. Faute de pouvoir vendre le vin, les plus enragés le déversent dans les caniveaux. Une pancarte célèbre, brandie dans les manifestations, donne la mesure du dénuement général : “Lo dernier croustet” (le dernier croûton de pain). Les huissiers courent de maison en maison pour saisir les meubles ; en témoigne un avertissement peint sur un mur à l’entrée d’un village : “Percepteur, huissier, garnisaire, demi- tour ! ” Cette misère quasi générale, qui touche tout particulièrement les propriétaires moyens et petits et les ouvriers agricoles, crée un climat de solidarité populaire contre les agents de l’Etat exécuteurs des saisies. A Coursan (Hérault), rapporte F. Napo, une foule de vignerons barre la route à l’huissier venu de Narbonne (Aude), “des coups de poings s’abattent sur lui (...), la multitude le poursuit jusqu’à la gendarmerie. La maréchaussée s’est bien barricadée, mais, comme la foule grondante menace de donner l’assaut, s’enfuit” (La Dépêche, page 25). Cette “Foule grondante”, c’est la foule des manifestants menée par Marcellin Albert, ce cafetier d’Argeliers qui a voué sa vie à la défense de la viticulture, la défense unique, totale, absolue..., bornée, “sans distinction de parti et de classe”, dans une confusion unanime et enthousiaste qu’engendre la misère.
La fraude
Les leaders du mouvement vigneron de 1907 jouent de leur éloquence, de leur position sociale, de leur notabilité pour égarer la colère des vignerons. Ils focalisent l’attention des mécontents sur un bouc émissaire à la fois abstrait et quotidien, sans forme ni contour, mais partout présent : la fraude. La crise est une abstraction dont on voit les méfaits tous les jours, mais sans en connaître les mécanismes, tandis que le sucrage est une réalité directement accessible. Qui s’enrichit aux dépens du vigneron du Midi ? Les betteraviers du Nord, les “barons de l’industrie du Nord qui nous ont envahis et ruinés, comme tonne Ferroul, politicien socialiste, second de Marcellin Albert.
Ainsi les oppositions de classe disparaissent, la fraude nuit à tous et le régionalisme renforce le sentiment d’appartenance à une communauté géographique historique. On saute de bouc émissaire en bouc émissaire. Il est vrai que dans cette période où deux siècles se rencontrent, “le mercantilisme dépasse les bornes de l’imagination et de l’hygiène”.
Il ne faut donc pas s’étonner que le vin soit victime de la fraude tellement monnaie courante partout où l’on commerce. Mais dans le numéro spécial de L’Humanité, Sagnes observe que la fraude “décline d’année en année” et qu’elle doit constituer environ 5 % du marché seulement, rôle non négligeable, mais loin d’avoir eu l’importance que lui accorde la masse des vignerons manifestants.
Quand l’explication de la crise par la fraude prend une signification mythique, elle entraîne les foules (Rémy Pech, ibidem, page 45) “Même si la fraude a tenu une place marginale (...), le thème de la lutte contre la fraude est unificateur, porteur d’indignation, et donc de mobilisation.” Il n’est que de voir la proportion des pancartes des manifestants faisant référence à la fraude pour comprendre combien les vignerons sont souvent sensibles à la lutte antifraude et combien ce mot d’ordre est mobilisateur. Une explication rationnelle, marxiste classique, est plus austère pour la masse des vignerons et moins parlante à leur cœur de “gueux”. Car désormais, c’est la passion et la rage qui animent les manifestants, et la haine, la haine de tout et de ceux qui, sous une forme ou autre, représentent cette fraude, ce vin qui n’est pas le leur, mais celui de négociants falsificateurs, source de leur misère.
Si les leaders vignerons canalisent la colère des vignerons de cette façon, c’est qu’ils sont tous des républicains qui ne veulent pas toucher à la propriété que protège le régime parlementaire. Ce sont des leaders bourgeois. Or si la crise n’est pas qu’un accident, qu’un tour de passe-passe législatif peut régler, elle est, comme l’écrit Le Travailleur syndiqué de la Bourse du travail de Montpellier, la conséquence de “l’organisation capitaliste de notre société”.
Le tour de passe-passe
Il est bien certain que l’explication socialiste n’est pas du goût de tout le monde. L’ensemble de la corporation paysanne vient de connaître dans les premières années du siècle des luttes dures, des grèves opposant ouvriers agricoles et patrons. Les syndicats se sont développés et ont montré la force du prolétariat organisé ; donc, seul un mot d’ordre régionalisé d’union sacrée peut sauver la situation. La chose n’est pas si facile avec un personnage comme Ferroul, dont on ne sait jamais de quel côté il va pencher. Ce leader du mouvement, bras droit de Marcellin Albert, est un député socialiste dont on se souvient, en début du siècle, qu’il a écrit dans les années 1880 “En avant, citoyens, pour la révolution sociale” et qu’il “reproche aux républicains opportunistes de proclamer des droits sans changer la société” (Ferré, page 30).
L’affaire se complique avec la politique des radicaux, membres du gouvernement de la majorité dite du “Bloc des gauches” et, en même temps, impliqués par leurs positions locales de maires, conseils généraux, députés, dans le mouvement des vignerons. L’équilibre est rendu possible parce que la République est leur ciment profond qui permet de surmonter la contradiction. Animée par les idéaux de 1789 qui prétendent que l’intérêt général se confond avec celui de la bourgeoisie, la République règle en son sein, c’est-à-dire au sein de ses institutions, tous les problèmes économiques, sociaux, politiques de la France. C’est par des mesures administratives votées par le Parlement que la crise viticole trouvera une issue. D’où la nécessité de trouver des causes qui ne mettent pas en péril le cadre de solutions. C’est d’ailleurs après les grandes grèves des ouvriers agricoles du début du siècle que le thème de la fraude prend de l’ampleur. “Les propriétaires, effrayés par le mouvement, dégagent leur responsabilité et appellent les ouvriers à les rejoindre dans la lutte contre la fraude, seule cause, selon eux, de leurs maux” (Sagnes, 1907de A à Z).
La fraude, dont on sait le faible effet sur la production, prend donc une importance démesurée parce qu’elle devient, dans l’imaginaire populaire, la représentation fantasmatique de toutes les misères et la réponse à toutes les questions angoissantes.
“L’organisation capitaliste de la société” mise en cause par les socialistes et les syndicats n’est pas un animal qu’on rencontre dans les vignes et il faut bien réfléchir pour comprendre que c’est bien elle qui fait la pluie et le beau temps. Tandis que la fraude est au fond du verre de chacun. On voit couler à flots le vin dénaturé des productions artificielles, les kilos de sucre sont saisis dans les entrepôts, l’acide sulfurique troue les nappes des bistrots, les margoulins du mouillage ont un nom, on peut même leur faire des procès publics. Les betteraviers du Nord, quels splendides ennemis pour les vignerons du Midi.
La carte postale éditée après l’arrestation de Ferroul et du comité comporte un seul mot d’ordre “A Bas les Fraudeurs ! ”, et la carte, souvenir du grandiose meeting de Montpellier du 9 juin, loue “le vin naturel”. L’examen des photos des défilés autant que les discours témoignent du déferlement des mots d’ordre antifraude, antifraudeurs. C’est une mer de “Honneur au vin naturel”, “Mort aux fraudeurs”, “Justice pour le vin, produit de la vigne”, “Balayons les fraudeurs”, “Guerre aux fraudeurs et à leurs protecteurs” — allusion à la complicité des tribunaux pleins de mansuétude à leur égard.
La fraude n’a pas joué son rôle de dérivatif unificateur des classes d’une manière spontanée et comme descendue du ciel. Jusqu’en 1907, les vignerons se sont socialement et politiquement manifestés par une activité différenciée selon leur place dans la société. Dans les premières années du siècle, c’est avant tout le prolétariat agricole qui a mené son action de classe pour défendre ses intérêts face au patronat agricole.
La viticulture du Midi, depuis l’éradication du phylloxera, a pris une allure industrielle. Les grands domaines sont exploités comme des entreprises où les capitaux, malgré la loi générale et la rotation nécessairement annuelle, rapportent plus que dans l’industrie. Dugrand, géographe montpelliérain, affirme qu’une des causes de la désindustrialisation de la région est le transfert des capitaux des villes vers le vignoble. La paysannerie des départements du Midi est composée de 56 % d’ouvriers agricoles, contre 36 % de propriétaires exploitants. Mais cette distribution n’oppose pas deux couches homogènes, les patrons exploitent souvent seuls leur propriété et les ouvriers cultivent souvent aussi un lopin de terre. Sur environ 170 000 individus, 50 000 sont des domestiques directement attachés au domaine, la moitié du reste a quelques pieds de vignes, les vignes les moins bonnes, les moins bien exposées, les plus difficiles à travailler, celles aux rendements les plus faibles. Mais cette propriété les fait, d’une certaine façon, les “égaux” des patrons, liés par les mêmes intérêts, comme eux victimes de la crise. Cette “ambivalence” des ouvriers que souligne Sagnes (Midi rouge) a favorisé la percée des mots d’ordre contre les fraudeurs et la prédominance d’un véritable mythe.
Marcellin Albert
L’opération a été huilée par la personnalité de Marcellin Albert, cafetier d’Argeliers. Dès le début de ses campagnes, Marcellin Albert associe la lutte contre le sucre à celle contre les distillateurs pour rapidement ne s’en tenir, obstinément, qu’à la première. Il multiplie ses interventions dans les communes de l’Aude, fait voter des ordres du jour appelant à l’abrogation de la loi sur le sucrage et l’interdiction de “la fabrication et la mise en vente de tout ce qui n ‘est pas vin naturel”. Il propose le premier, même s’il doit s’en mordre les doigts plus tard, l’arme du refus de l’impôt et la “démission des corps élus, à l’exception des députés et des sénateurs qui resteront au Parlement pour y faire de l’obstruction systématique sur toutes les questions”. Il est aussi l’organisateur de la solidarité anti-saisies dans son village même. Son rêve le plus cher est de « conduire les vignerons au seuil d’une vie meilleure. Pour y parvenir, il a l’intention de réaliser l’union de tous du capitaliste à l’ouvrier, du vigneron au “ramonet”, du noble et du roturier » et d’apitoyer le pouvoir qui l’écoutera (Ferré, page 35).
Ferroul
En face de Marcellin Albert se dresse Ferroul, maire de la ville de Narbonne, déjà signalé. Ferroul sera bientôt aux avant-postes après avoir dépassé Marcellin Albert sur sa gauche, en apparence, et avoir abandonné le socialisme.
Le maire de Narbonne est parmi ceux qui expliquent que la “crise pèse non seulement sur les propriétaires de vignobles, mais aussi et surtout, sur les ouvriers agricoles sans travail, réduits à la misère” (Ferré). Très concrètement, il propose des chantiers, descendants des ateliers nationaux de 1848 (et ancêtres des grands travaux du New Deal. où la municipalité emploie des chômeurs à des travaux d’intérêt général. Il intervient à la Chambre des députés pour que les mairies, dont les caisses sont vidées au profit des bureaux de bienfaisance, puissent avoir facilement accès aux emprunts pour ouvrir des chantiers communaux. En 1903, il assure de son appui la constitution d’une “ligue ouvrière contre le chômage”, signe de l’aggravation de la crise. Pendant les grèves des ouvriers agricoles de décembre 1904, “il refuse d’assurer le logement des gendarmes” (Ferré) venus pour maintenir l’ordre. Le 25 juin 1905, il convoque les délégués des conseils municipaux de l’arrondissement et prévoit que, face à la crise, “le jour peut être prochain où le Midi sera obligé, pour échapper à la ruine, de recourir à des mesures violentes”. Dans La République sociale, son journal, il menace la société capitaliste et ses “parasites” organisateurs de misère de “l’action puissante et continue du prolétariat. Le 1er Mai 1900, avec Jules Guesde, il a pris la tête d’une manifestation ouvrière réclamant la journée de huit heures et un salaire minimum garanti.
1907
Ferroul ne s’engage donc pas aisément sous la bannière de l’antifraude et du confusionnisme idéologique. Marcellin Albert arrive à mobiliser 87 compatriotes d’Argeliers — commune de l’Aude — pour porter une pétition de 400 signatures, datant de 1905, à la commission parlementaire venue enquêter sur la crise. Malgré le peu d’entrain évident des maires du canton — “l’irrésolution se lit sur les visages” (F. Napo), Marcellin Albert force le destin. A ceux qui ricanent, qui refusent clairons et tambours, il jette : “Nous n ‘irons que ceux que nous sommes, mais nous irons.” Et il y va. Ainsi naît “le comité des 87 fous d’Argeliers”.
Grimpé sur un platane, profitant de ce que c’est jour de marché, Marcellin AIbert harangue la foule avec cette apostrophe célèbre : “Mes amis, écoutez-moi, j’ai promis à Ferroul, en 1903, de réunir ici 100 000 habitants, ayez confiance, un jour je tiendrai parole.” Marcellin Aibert réussit. L’isolement est rompu. Il a rassemblé sous le texte de la pétition de 1905, qui est comme un manifeste des “87 fous d’Argeliers” : “Les soussignés décident de poursuivre leurs justes revendications jusqu’au bout, de se mettre en grève contre l’impôt, de demander la démission de tous les corps élus et engagent toutes les communes de France et d’Algérie à suivre leur exemple aux cris de vive le vin naturel ! A bas les empoisonneurs ! ”
L’opération réussit et la pétition est portée à la commission parlementaire venue inspecter sur la crise. Les vignerons socialement indistincts, dilués dans la communauté de la vigne, s’acheminent vers la constitution d’un front anti- fraude d’unité méridionale. Alors que la crise avait primitivement exacerbé les conflits de classes, les ouvriers agricoles ayant réagi de façon spécifique contre leurs patrons, ces derniers “cherchant à entraîner les ouvriers à leurs côtés dans la lutte”, un texte, tournant de l’histoire de 1907, est publié en décembre 1904. Il émane de la Société départementale d’encouragement à l’agriculture de l’Hérault (SDEAH).
L’union sacrée. Prémices
“A tous ceux qui vivent de la vigne.
Il leur (aux patrons) est donc impossible de faire travailler les ouvriers qu’ils ne pourraient payer.
Ouvriers et propriétaires, tout le inonde souffre.
D’où vient le mal ? (...) La cause principale est la fabrication artificielle des vins à l’aide des sucres. Les pseudos vins ont pris la place des produits naturels...
La seule mesure vraiment efficace consisterait à surveiller la circulation des sucres...
La SDEAH, préoccupée tout à la fois de l’avenir de la propriété et du sort des ouvriers de la vigne (...), engage tous les travailleurs dit sol à se liguer et à réclamer des pouvoirs publics la protection énergique à laquelle ils ont droit...
Ouvriers et propriétaires, solidement unis pour l’œuvre du salut commun!
Tous, soyons debout, pour défendre le vin... ”
Ce texte est l’épine dorsale de l’idéologie du mouvement de 1907, la bible de ses dirigeants, l’axe d’intervention permanent de Marcellin Albert.
Ce dernier, en effet, attend tout des pouvoirs publics compatissants. Il veut, comme l’affirme Sagnes (dans la brochure du journal L’Humanité), surmonter la crise par “le vote de lois contre la fraude sans mettre en cause directement le gouvernement”.
Dans l’esprit de l’appel de la société d’encouragement, les syndicats regroupant patrons et ouvriers fleurissent dans les communes viticoles. De la part des ouvriers, adhérer à ces syndicats est une assurance de trouver plus facilement du travail. Quelques mois après les grandes grèves de 1904, on constate une “érosion certaine” de la conscience de classe, qui se traduit dès janvier 1905 par un congrès de défense du Midi agricole tenu à Béziers à l’initiative du syndicat professionnel des petits viticulteurs. Les représentants de 40 syndicats ouvriers s’associent à plus de 300 organisations agricoles de propriétaires et 250 municipalités, 40 syndicats enchaînés à ceux contre lesquels ils s’étaient primitivement constitués Les gros propriétaires prennent la direction du comité de défense viticole issu du congrès et mènent une intense campagne de réunions où l’on réclame des mesures contre la fraude, la grève de l’impôt et la démission des élus. Ces deux derniers mots d’ordre de la part de gros propriétaires, comme Antome Palazy, montrent bien l’exaspération des possédants eux-mêmes, “classe exploiteuse ruinée par la puissance du capitalisme lui-même”, comme le dit Jaurès, cité dans l’esprit, sinon la lettre.
Paul Ader, l’ouvrier agricole qui a dirigé les grandes grèves de 1904 et l’un des fondateurs de la Fédération des travailleurs du Midi (FTAM), écrit dans l’organe de sa fédération, en juillet 1905 “Je suis de tout cœur avec ceux qui défendent la cause si digne d’intérêt de notre Midi, mais je tiens à discuter cette alliance du capital et du travail (...). Il est absolument nécessaire de rejeter toute alliance (...), de lutter ouvertement contre la fraude et les fraudeurs, mais de conduire cette lutte, parallèle si l’on veut à celle que mènent les possédants, mais avec notre originalité propre, mais sans aucune compromission.”
A ce moment Ferroul est sur une ligne politique semblable lui qui en est à imaginer “une immense grève pacifique, organisée, le prolétariat se croisant les bras, le travail partout suspendu” (République sociale, 19 mars 1906). La mystique de l’Union sacrée ne l’a pas encore emporté sur l’esprit de classe, mais l’aggravation de la misère due à une récolte déficitaire et à une mévente persistante renforce l’idée irrationnelle, mais accessible à tous que la fraude est la cause de tous les maux.
Le tocsin
Le sentiment d’être à la veille d’une catastrophe imminente impose à tous de trouver les moyens de la conjurer.
C’est l’heure de Marcellin Albert.
Que son heure soit arrivée, les cloches l’annoncent. Le Tocsin, bulletin de quatre pages tiré à Argeliers, fondé par Marius Cathala et Louis Blanc, se fait le propagateur de sa parole. Ce titre n’est pas seulement spectaculaire, alarmiste et rural, il est aussi chargé de sens politique. Dans les villages, le tocsin sonne du haut des églises pour alerter il annonce malheurs, inondations, incendies, guerres. Il tire les habitants de leur sommeil, tous les habitants répondent, solidaires, à cet appel qui descend du ciel, comme Le Tocsin réveille les consciences de tous les vignerons et les appelle à l’union sacrée.
Le Tocsin, chargé de compenser le manque d’information de la presse, doit armer le mouvement vigneron. Le premier numéro trace avec précision les contours de l’idéologie des 87 d’Argeliers. Le ton est pathétique et l’emphase à la mesure de l’angoisse en ce début de 1907.
“Qui sommes nous ?
Nous sommes ceux qui travaillent et qui n’ont plus le sou.
Nous sommes ceux qui ont des bras à louer
Et qui ne peuvent guère les employer.
Nous sommes ceux qui n’ont de marchandises
Que pour manquer d’acheteurs.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim”
La mobilisation
C’est dans cet esprit, à la fois résolu mais amer, avec le sentiment de jouer un moment décisif, dos au mur, que les vignerons se mobilisent de plus en plus dans un immense élan à allure de levée en masse. Presque tous les villages de l’Aude et de l’Hérault connaissent dimanches de mobilisation.
Le tournant Ferroul.
L’union sacrée
Les leaders politiques, dépassés par l’ampleur du mouvement, ne peuvent que lui céder. Ferroul change brusquement d’attitude et adopte les positions qu’il combattait deux ans auparavant. Il passe du côté de l’union sacrée contre la fraude.
Désormais, la direction du mouvement se confirme aux mains des gros propriétaires, dont la satisfaction s’exprime dans le journal L’Indépendant des Pyrénées-Orientales (10 mai 1907).
Déjà, dans plusieurs de nos communes les plus éprouvées par des grèves agricoles tumultueuses, les travailleurs et les propriétaires ont oublié leurs querelles et leur rancune d’il y a quelques mois. Unis par la commune misère, ils se prêtent mieux qu’un appui mutuel, un concours absolument amical ! ”
C’est sans doute aussi parce que le propre mouvement de grève des ouvriers agricoles n’a pas abouti. Malgré le développement des grèves parties de Nézignan (Hérault) et rapidement étendues à ce département, puis à l’Aude et aux Pyrénées-Orientales, malgré la satisfaction des revendications concernant la durée de la journée de travail (7 heures) ou l’augmentation des salaires (de 19 à 68 %), malgré aussi une grève générale de la FTAM, qui permet la “ratification de la plupart des contrats de travail signés plusieurs mois auparavant”, la tendance s’inverse, le mouvement s’essouffle et les patrons reprennent l’initiative propulsés par le climat général où domine le spectre de la fraude.
L’accord municipal de Narbonne, déjà cité, confirme ce climat politique.
Les “énergumènes”
Mais la mise en mouvement de milliers de manifestants, même sur des mots d’ordre sans perspective politique, n’est pas un jeu facile à mener. Il n’est pas anodin de mettre en branle des forces qui, si elles ne sont pas à même de déjouer les pièges idéologiques, n’entendent pas être les jouets de leurs dirigeants plus auto délégués que choisis. En témoigne la vigueur des mots d’ordre au-dessus des foules : “Gueux aujourd’hui, révoltés demain”, “Vaincre ou mourir”, “Prenez garde si la ville rouge bouge”. A Béziers, la révolte se fait violente. Les grilles des fenêtres sont arrachées comme les portes, registres, fiches et archives volent sur le trottoir.
Il y a donc, sous-jacents à cette agitation, la résurgence des anciennes passions et l’affleurement de l’amertume des opprimés. L’Hérault a résisté sporadiquement au coup d’Etat de 1851, la Commune de Narbonne, comme celle de Marseille vit, plus ou moins, confusément dans les mémoires.
L’appel de Marcellin Albert
L’appel de Marcellin Albert, en avril 1907, à Capestang (Hérault), est exemplaire à cet égard :
“La viticulture méridionale agonise.
Unissons-nous tous, sans distinction de parti, sans distinction de classe...
Pas de jalousie ! Pas d’ambition ! Pas de haine ! Pas de politique!
Tous au drapeau de défense viticole ! ”
L’appel ne s’adresse pas aux propriétaires, mais aux vignerons, terme assez vague pour inclure quiconque participe à la culture de la vigne, aux ouvriers et aux commerçants.
Sacrée union!
Le discours de Ferroul du 16 juin 1907 à Perpignan, après le meeting des plus de 600 000 à Montpellier, quand la lutte atteint des sommets, est révélateur du trajet du socialiste Ferroul. Dans L’Eclair du 17juin, on lit :
“Le mouvement est étranger à la politique, il est humain et profond. Ce n’est pas l’agitation d’un parti, mais le soulèvement d’hommes qui veulent vivre pour protester contre la faim (...). Nous ne voulons plus que des produits factices, à qui la chimie peut donner ce que le soleil refuse, puissent concurrencer et ruiner le produit naturel de la vie.
Oubliant les guerres fratricides et ce qui n’a pu nous diviser jusque-là, nous défendons la terre natale, la terre nourricière et ses produits.
Nous ne sommes plus ni royalistes, ni opportunistes, ni radicaux, ni socialistes, nous ne sommes plus rien que des méridionaux qui demandent le droit à la vie.”
Les “guerres fratricides” ne peuvent que faire allusion aux grandes grèves agricoles du début des années 1900, quand les ouvriers ayant perdu tout sens de l’humain osaient se dresser contre “leurs frères”, les propriétaires.
Mais Ferroul fait une découverte qui le justifie : “Ce n’est pas un spectacle nouveau de voir une fraction de la classe capitaliste entrer en quelque sorte dans le prolétariat et se solidariser avec lui” (La République sociale), preuve que les “intérêts des riches et des pauvres ne se séparent pas”. Jaurès n’est pas tellement loin, lui qui affirmera le 28 juin que le mouvement n’est pas un mouvement de classe (Sagnes, page 234) et que ce qui “fait la grandeur de la leçon donnée par le Midi, c’est qu’il n ‘y a pas qu’une seule classe en jeu. Les exploités par habitude et par vocation ne sont plus les seuls à se plaindre. Telle est la puissance du désordre du capitalisme qu’il en arrive à ruiner non seulement la classe exploitée, mais périodes par périodes, aussi la classe exploiteuse.” Ce n’est pas pour autant que les intérêts des riches et des pauvres sont communs, même si l’ennemi l’est.
Des moyens révolutionnaires
Pris entre le devoir de limiter à l’enceinte parlementaire le débat sur la crise, réduits à la lutte antifraude pour ne pas mettre en danger ni le gouvernement républicain ni, surtout, le régime lui-même, pris entre cette impérieuse nécessité et celle de ne pas dresser contre soi les masses populaires, les “têtes” de 1907 proposent la grève de l’impôt et la démission de certains élus, frôlant les limites de l’acceptable.
Le Parti socialiste
Le Parti socialiste est assez solidement implanté dans les départements viticoles, dans le Gard d’abord, mineurs d’Alès, ouvriers des industries textiles, alimentaires, des cuirs et peaux, des chaussures, employés du PLM... Mais aussi dans la plaine viticole de Lunel à Béziers et Narbonne.
Le Parti socialiste ne peut donc pas rester insensible à la crise. Mais le difficile choix qui consiste à évaluer jusqu’à quel point le parti peut et doit s’opposer à la participation des masses, à des actions sur des objectifs qui ne sont pas les leurs ou se joindre au mouvement et “tenter de l’infléchir dans un sens conforme aux intérêts ouvriers” (Sagnes, page 233), laisse le parti hésitant et, en fait, l’arme au pied. Dès la fin du mois de mai, comme le reflète Le Socialiste des Pyrénées-Orientales, il accepte le mouvement “tel qu’il est dans ses formes d’action et dans ses objectifs” (Sagnes, page 233).
Les organisations syndicales sont le reflet des mêmes hésitations que la SF10, avec, cependant, plus de mordant dans les prises de position. Leur composition sociale est uniquement ouvrière.
Des mots d’ordre extrêmes
Dans cette grande confusion, les 87 du comité d’Argeliers, si respectueux qu’ils soient des institutions bourgeoises, inventent des moyens d’action qui dépassent l’appel au Parlement : la grève de l’impôt et la démission des élus municipaux.
Il y a démesure entre la revendication quasiment technique de lois pour interdire la fabrication de vin artificiel et les moyens révolutionnaires proposés pour déterminer le gouvernement à lutter contre la fraude. C’est un viol du consensus républicain.
Déjà, le 30 avril 1905, “une trentaine de fous d’Argeliers, parmi eux Marcellin Albert, font sensation” en arborant à leur chapeau, dans un meeting de Jaurès, un programme d’union et de moyens d’action comportant “la grève du corps des élus et le refus de l’impôt”. Ces deux menaces sont permanentes tout au long du développement du mouvement dans le premier semestre de 1907. La pétition des 400 — signée en 1905 par 400 vignerons à l’initiative de Marcellin Albert à Argeliers — que Marcellin Albert propose de porter à la commission d’enquête parlementaire venue s’enquérir des problèmes du Midi est explicite “Les soussignés décident de poursuivre leurs justes revendications jusqu’au bout, de se mettre en grève contre l’impôt et de demander la démission de tous les corps élus, et engagent toutes les communes du Midi à suivre leur exemple...”
Des conseils municipaux prennent des décisions sans crier gare. A l’unanimité, le premier, le conseil municipal de Leucate (Aude) approuve l’ordre du jour suivant lequel, “devant la crise intense qui sévit de plus en plus, il décide de ne pas siéger en attendant que l’on ait discuté des rapports de la commission d ‘enquête prévue sur la crise viticole” et de ‘‘démissionner si le gouvernement et les Chambres ne donnent pas satisfaction aux justes revendications du malheureux pays viticole”.
L’ultimatum
En 1907, tout le pays qui est en effervescence. Le 12 mai, à l’issue du meeting de plus de 150 000 personnes, un véritable ultimatum est lancé : si, à la date du 10 juin, le gouvernement n’a pas pris les dispositions nécessaires pour provoquer le relèvement des cours, la grève de I impôt sera proclamée et le comité envisage, s’il y a lieu, de prendre des dispositions plus énergiques”. “Puisque le gouvernement laisse saboter le vin, nous saboterons le gouvernement”, menace Ferroul. Enfin, au meeting des 600 000 ou 800 000 de Montpellier, le 9 juin 1907, le mouvement culmine et Marcellin Albert s’écrie “La démission de toutes les municipalités est proclamée ! Vive à jamais le Midi ! Vive le vin naturel ! ”
L’Internationale
On ne lance pas imprudemment des appels à l’action condamnant les discours sans effet. On ne rend pas aux citoyens et citoyennes le pouvoir que l’on tient d’eux en les proclamant “les maîtres” (G. Ferré, page 22). On ne menace pas d’arborer le drapeau noir à sa mairie, et de le faire à la place des trois couleurs, on ne ferme pas les hôtels de ville, on ne lance pas comme une “peilhe” (chiffon) le symbole de l’élu républicain, on ne “brise pas avec les agents du pouvoir central” et « avec lui on n ‘évoque pas “les ordres du peuple” » avec les accents de Mirabeau sinon l’inconcevable, l’innommable se produisent, des gendarmes et chasseurs à cheval “sont accueillis par des jets de pierre” et “plus grave”, comme le note G. Ferré dans sa Guerre du vin : “A Narbonne, des soldats du 100e Régiment d’infanterie, consignés dans leur caserne Montmorency, se heurtent à leurs officiers en chantant L’internationale”, selon La Dépêche (10 juin 1907). Simple incident, dira-t-on, mais qui a lieu dans le climat de rébellion des municipalités. “Le 10 juin, 20 heures : le tocsin de la mairie sonne avec une vibration lugubre. Rapidement, les promenades et avenues se vident…” On pense à la proclamation de la Commune de Narbonne, le 24 mars 1871 . “Comme Emile Digeon, 36 ans plus tôt, Ferroul sait qu’il accomplit ce soir un acte révolutionnaire…” Chacune à son tour, les municipalités exécutent la promesse de démission des élus. Selon Sagnes. M. et R. Pech, 618 communes sont démissionnaires dans la région, 76 % dans l’Hérault, 53 % dans l’Aude, 44 % dans les Pyrénées-Orientales et 8 % dans le Gard, ce qui confirme ce qu’on peut appeler les réticences socialistes. Les démissions débordent des lieux viticoles où le réflexe régional aurait joué.
Clemenceau
Le gouvernement reste inflexible devant ces menaces mises à exécution. Intransigeant, il refuse de céder et le Parlement s’abstient, malgré les admonestations de ses partisans du Midi, malgré les supplications d’A. Sarraut (qui finira par démissionner), de voter les lois contre la fraude. Mais le conflit n’est pas à l’intérieur de la classe possédante, il a débordé à l’ensemble des vignerons, donc il serait intolérable pour la bourgeoisie de céder à un mouvement devenu populaire par son ampleur et révolutionnaire par ses mots d’ordre. Quand on menace de “substituer à l’institution communale un régime anarchique de comités ou de délégués”, comme l’écrit Clemenceau, la réponse est : “Fût-ce contre le gré des foules, l’accomplissement du devoir l’exige”, “la détermination civile le commande”, “dans cette douloureuse épreuve, force restera à la loi”. Dans ce cas, la loi, c’est les balles des mousquetons des gendarmes et des lebels des militaires. Les uniformes envahissent les villes et les villages. Les soldats du coin qui “chantaient L’internationale dans les villes du Midi succèdent par régiments entiers aux gendarmes’’. “Il en vient de Rodez, de Brive, de Tarascon, on en attend d’Aurillac”, relate F. Napo, qui ajoute perspicacement “comme pendant la commune”, dit-on. La population est exaspérée. Atteinte est portée à la propriété de l’Etat les communications téléphoniques et télégraphiques sont coupées. A Coursan (Hérault), des manifestants scient des poteaux et menacent de déboulonner la voie ferrée. “Le tocsin ameute la plaine, les gueux convergent par centaines vers Argeliers, où des patrouilles s’organisent pour prévenir tout encerclement nocturne” (F. Napo). Le sang bat plus fort dans les veines du Midi. Il va bientôt couler.
La chasse aux dirigeants
L’arrestation de Marcellin Albert, de Ferroul et des responsables du comité est à l’ordre du jour. “3 escadrons du 13e Dragons de Béziers traversent la bourgade” de Marcellin Albert. Un commissaire est blessé. “Les gueux, ne contenant plus leur rage, distribuent coups de bâtons et horions sur quelques policiers” (F. Napo).
A Narbonne, sur la place de la mairie, la “multitude” (F. Napo) réclame du pain et crie “Crosse en l’air ! ” à l’adresse du 139e d’Infanterie d’Aurillac.
L’arrestation de Ferroul donne lieu à de véritables émeutes. Le colonel d’Ailluers fait mettre “sabre au clair” pour ouvrir la voie au cortège qui emporte Ferroul “sous les vociférations et les coups de cailloux”. “Comme au départ des prisonniers d’Argeliers, les femmes se couchent sur la chaussée.” Des tas de sarments enflammés ralentissent la progression des troupes.
A Narbonne toujours, trois barricades construites aux abords de la mairie, comme en 1871, démolies par l’armée, sont debout dix minutes après.
A Narbonne toujours, trois barricades construites aux abords de la mairie, comme en 1871, démolies par l’armée, sont debout dix minutes après.
Le pétrole des assaillants venus libérer Ferroul fait flamber le grand portail de la sous-préfecture.
Le 20 juin, le sang coule à Narbonne
Et puis, la première victime. Pas un quidam qui passait par hasard, mais Louis Ramon, ancien secrétaire de la Bourse du travail. La balle d’un cuirassier lui arrache le visage, à l’intérieur du bar Méridional où il s’est réfugié. Sa fille est gravement blessée. Un consommateur, Louis Sire, reçoit cinq balles dans les jambes. Un gamin de 14 ans est tué à bout portant par les cuirassiers :
“La colère fait alors place à la fureur”, écrit F. Napo, toute la journée du 20 juin est, “pour les Narbonnais exaspérés, celle de la chasse à tout ce qui est symbole d’autorité : gendarmes, officiers de cavalerie, indicateurs de police ou faux journalistes (F. Napo).
“La colère fait alors place à la fureur”, écrit F. Napo, toute la journée du 20 juin est, “pour les Narbonnais exaspérés, celle de la chasse à tout ce qui est symbole d’autorité : gendarmes, officiers de cavalerie, indicateurs de police ou faux journalistes (F. Napo).
Le Bien républicain, sabre au clair!
A Causse et Veyran (Hérault), “on hisse un drapeau noir cravaté de rouge, symbole plus révolutionnaire”. Clemenceau envoie le 139e d’Aurillac, le 80e de Tulle, les 7e et 10e Cuirassiers de Lyon et 500 gendarmes. Mais Ferroul réplique par un texte au mépris vengeur : “Les vieux ans de M. Clemenceau sont rudement terribles” et jette à la face du premier flic de France un “terrible” “Napoléon usagé”. Le mépris, même à relents littéraires, ne fait pas reculer chassepots ou lebels. Quand la foule crie, les mots sont des armes. Le “Ne tirez pas” à l’adresse des soldats et l’épouvantable, le monstrueux, l’anti-Français “Crosses en l’air !” retentissent, plus menaçants que mitraille. Cette fois, ce n’est plus dans l’humour des pancartes que le mûrissement de la révolte devient perceptible, mais dans la nouvelle tournure que prennent les événements.
Le massacre de Narbonne
Après l’arrestation de Ferroul et les victimes du bar Méridional, Narbonne est en effervescence. Policiers maquillés en journalistes, mouchards de toutes sortes sont poursuivis aux cris de “A l’eau, à mort les mouchards !” C’est alors que les soldats affolés jouent leur rôle, le rôle assigné par Clemenceau “baïonnettes baissées”, ils “tirent plusieurs salves” contre la foule. Sans sommation. Ainsi, le 20 juin 1907, sont tués deux cultivateurs, un domestique, un employé de commerce et une employée de maison. Cécile Bourel, l’employée de maison, a le crâne fracassé par une balle perdue. Elle devient le martyr symbolique de l’intervention républicaine. L’événement est ressenti avec d’autant plus de haine à l’égard de Clemenceau “Mort à Clemenceau et Picquart”, le général impliqué, peut-on lire sur le tumulus élevé à l’emplacement ou fut tuée Cécile Bourel) — que les soldats ont tiré sur une foule qui s’avançait vers la caserne en portant la malheureuse victime “pour le remettre entre les mains du colonel du 139e de ligne pour qu’il soit désormais à l’abri et qu’on lui prodigue les soins nécessaires”. G. Ferré écrit que la cohue reformée derrière les porteurs du blessé “a l’intention de reprendre à nouveau sa victime”. Le lieutenant Lacombe, dont les soldats ont ouvert le feu, place de l’Hôtel de ville de Narbonne, est promu capitaine en août 1907. En 1905, le 22 janvier, les soldats du tsar avaient eux aussi tiré sur une foule pacifiste et pleine d’illusions, conduite par Gapone, un pope ! C’était le commencement de la révolution de 1905 et l’annonce de 1917. La foule de Gapone n’avait certainement pas conscience du rôle que l’histoire allait lui attribuer. Aucun historien contemporain ne semble avoir esquissé quelque rapprochement. Les six victimes de Narbonne enflamment Montpellier et Perpignan.
A Montpellier, le 19 juin, les incarcérations de Ferroul. Bourges, Cabanne et Senty, notables du comité, ont provoqué attroupements et cris. Les trois nuits d’échauffourées qui ont suivi, marquées par les morts de Narbonne, se sont “soldées par des blessés légers et de nombreuses arrestations” (G. Ferré). A Perpignan, le préfet télégraphie à Clemenceau de la poste et non de la préfecture en feu — qu’ “une émeute dirigée contre gouvernement et contre préfet a détruit en grande partie la préfecture”. G. Ferré conclut La situation devient explosive.” André Marty, élu du PCF, se souvient que, jeune révolutionnaire en 1907, il a “réclamé le dépavage de la rue pour être prêt à attendre le choc du 24 Colonial”.
Le spectre de la guerre civile
Paroxysme du mouvement qui secoue le monde viticole, la révolte des mutins du l7e est le moment où la République est en équilibre sur une lame de couteau. Cette révolte de soldats est le sommet d’une suite d’événements contenant, d’une manière latente, imperceptible, puis de plus en plus manifeste, une prise de conscience qui ouvre la voie à tous les possibles. Les pancartes, les slogans des manifestants, la mise en cause des politiciens, les affrontements avec policiers, gendarmes, soldats, le caractère de rupture avec les institutions des moyens d’action ont leur débouché “naturel” dans la mutinerie du l7. Alors que la région est occupée militairement, les soldats du 17e accomplissent un acte rarissime dans l’histoire militaire de la France et d’une extrême gravité, “acte inouï” (R. P.-J. M.. page 15). Cette mutinerie apporte une coloration politique nouvelle à la suite des manifestations de 1907. Jusque-là, seuls socialistes et syndicalistes ont affirmé leur position de classe d’une manière claire. Or, dès le 9 juin, “les soldats, dans leur caserne, manifestent bruyamment et entonnent L’Internationale lors de l’arrivée des manifestants narbonnais en provenance de Montpellier” (R. P-J. M., page 50). Quelle que soit la raison de l’énervement des soldats (la consigne à la caserne depuis le début des manifestations et les permissions annulées), l’important, c’est qu’ils reprennent le “A vous de commander” de Ferroul par “Nous ne sommes rien, soyons tout”, c’est-à-dire que le lien se fasse (sans complicité aucune de Ferroul, bien évidemment, dans les faits) entre le mouvement vigneron à son apogée et le chant ouvrier, le chant de la IIe Internationale, le chant révolutionnaire de la Commune de Paris. C’est déjà une pré- mutinerie et le général commandant le 19e corps d’armée peut parler, le 13 juin, d’événement “d’exceptionnelle gravité”, et il réunit le conseil de guerre.
L’agitation ne s’arrête pas pour autant, manifestants et soldats sont en rapport — déjà, des soldats sont visibles sur les photos, en uniforme, parmi les vignerons. “Ce qui tend à prouver qu’il y a corrélation étroite entre les incidents à la caserne et ce qui se passe à l’extérieur” (R. P.-J. M., page 51). A Perpignan, le 16 juin, entre 11 h 45 et midi, “4 ou 5 hommes chantaient L’Internationale dans une des cours”. Un sergent fait cesser le chant et “un des soldats”, note le colonel rendant compte de l’incident au ministre de la Guerre, “regardait le sergent insolemment”. Le fourrier le punit et c’est “une soixantaine d’hommes” qui le reçoivent en “poussant des cris, des sifflements, et en chantant L’Internationale”, et en réclamant les permissions supprimées.
Le caractère d’une mutinerie
Le 20 juin, à Agde, l’attitude des soldats prend nettement le caractère d’une mutinerie : “C’est le spectre de la guerre civile qui se profile” (1907 de A à Z). “On discute beaucoup dans les chambrées et les officiers signalent des cas d’indiscipline de plus en plus fréquents. De temps à autre, s’élèvent aussi quelques strophes de L’Internationale” (1907 de A à Z, page 108). Le transfert du 17e au Larzac pour isoler les soldats de l’agitation de la plaine provoque l’émoi dans la population biterroise. Les habitants refusent de voir partir leurs soldats, qui sont tous des environs, et ils s’opposent par centaines à leur déplacement vers Agde. Le 17e arrive cependant dans son nouveau cantonnement dans la nuit du 18 au 19 juin. Ces soldats fatigués, livrés à eux-mêmes, se répandent dans la ville et participent à l’exaltation des civils. Ces derniers les exhortent à lever la crosse en l’air et à marcher sur Béziers, où la rumeur, fausse, fait croire à des manifestants tués. Cette nouvelle n’étonne pas les soldats. En effet, “à l’entrée de Vias, au jour levant, nous pouvons voir des pancartes clouées contre les platanes, sur ces pancartes on nous demandait de ne pas tirer sur nos frères” (Joseph Fondecave, cité par Pech et Maurin, page 197).
Le tocsin se met à sonner
En même temps, les nouvelles arrivent de Narbonne, ce qui porte l’excitation à son comble chez des hommes travaillés par des meneurs et craignant d’être envoyés à Narbonne. Quelques bagarres en ville, “un factionnaire tire en l’air”, le tocsin se met à sonner ; c’est la révolte sans que personne, comme souvent dans ces cas-là, sache quel est l’enchaînement des faits. Fondecave donne un récit qui ne fait pas douter du caractère révolutionnaire de l’action du 17e.
“Le régiment est en l’air ! (...) Tout est tumulte et confusion (...), des poings s’élèvent et s’abaissent, c’est un officier qu’on passe à tabac (...). Une fusillade éclate, c’est une compagnie ou demi- compagnie aux ordres d’un officier qui vient de faire feu (...). Les copains ne nous ont pas lâchés, mais sont remontés dans les chambres pour s’armer, prendre le fusil, mettre baïonnette ail canon (...). La porte de la poudrière tient bon (...). On enfonce la porte à l’aide de bancs de caserne, les caisses de cartouches sont éventrées, chacun se sert à sa convenance (...). Les prisonniers libérés courent chercher leurs armes (...). Vers 11 heures, nous décidons de nous porter sur Béziers.”
Une colonne se forme, avec en tête et à l’arrière un caporal, la musique est à sa place, c’est donc militairement organisés que les mutins prennent la route. “Nous arrivons à Vias, malgré l’heure avancée tout le village est sur la route, l’on acclame, l’on embrasse, l’on nous encourage, l’on nous ravitaille…” C’est le peuple et son armée. Un détachement commandé par deux hommes de troupe, deux caporaux (les deux sous-officiers qui avaient suivi ont été renvoyés à Agde parce que les plus menacés par la répression militaire), ne peut être tenu pour une banale escapade de collégiens. C’est l’ébauche d’une armée insurrectionnelle, révolutionnaire, avec discipline et institution d’un nouveau commandement issu des insurgés. Elle fait ses preuves au fur et à mesure que se dressent devant elle les troupes chargées de les arrêter. “Je crie à mes hommes : Arme à la bretelle, en avant ! ” et trois barrages s’ouvrent devant la détermination du caporal. Au quatrième barrage, une baïonnette bloque Fondecave, c’est là que la force profonde de l’insurrection s’exprime, que l’histoire choisit son sens : un soldat inconnu saisit la baïonnette à pleines mains, l’écarte, Fondecave bouscule son adversaire et “fait sa trouée”.
Le général Lacroizade, derrière le barrage, joue son rôle de général et s’offre à la mitraille des insurgés. Il somme le caporal sapeur, au nom de la République, de s’arrêter. Fondecave, avec une détermination étonnante et une autorité qu’il ne tire que de sa propre conviction de révolutionnaire, tient tête au général : “Nous sommes décidés à aller à Béziers, et nous irons.”
“La République sociale”
C’est à l’entrée de Béziers que, brusquement, 1907 devient autre chose qu’une révolte de vignerons et qu’au-dessus des attitudes de fier-à-bras des “Ferrouls”, des appels à la pitié de Marcellin Albert, des dénonciations des fraudeurs et des encensements du vin naturel, se dresse une nouvelle figure : la République sociale. “A notre arrivée au passage à niveau de la route d’Agde, nous faisons halte, prenons la formation réglementaire, caporal sapeur en tête, sapeurs, tambours, clairons, musiques et compagnies. Au signal : En avant! la musique joue L’Internationale et crosse en l’air nous gravissons l’avenue d’Agde...
A ce moment précis, l’accumulation des mots d’ordre, des manifestations, des imprécations, des fausses solutions, des illusions, des dénonciations de causes subalternes, des gaucheries grandiloquentes, tout un magma idéologique, fait que l’amorphe devient cristal. On est en 1907 et tout un acquis des luttes ouvrières resurgit à travers l’intervention de Fondecave et ses camarades. “Entre meneurs, nous délibérons” à plusieurs reprises. Fondecave parle des meneurs, dont il semblerait bien, selon Pech, qu’il y en avait un par bataillon.
Précédemment, au cours de sa relation de la mutinerie, il écrit : “Notre arrivée à Agde nous permit de prendre langue avec nos copains du 1er bataillon (...). De semblables manifestations devaient avoir lieu au 100e et au 12e cantonnés à Narbonne et Perpignan. Un clairon devait donner le signal le 27 juin.” Une brochure de la CGT, La révolte du 17e, évoque ce projet de manifestation coordonnée. Jules Maurin note aussi “Cette mutinerie ne devait pas être isolée, mais coordonnée avec celles du 12e et du 100e, le tout était prévu pour le 27 juin.”
Un témoignage rapporté par Pech “semble accréditer l’idée d’une préméditation, ou tenir ait moins d’une organisation du mouvement”. En effet, un participant. François-Joseph Rabat, dit “il y en avait qui commandaient” (le soir de la mutinerie).
Le fait que beaucoup de témoignages signalent non seulement la participation de civils aux côtés des soldats, mais aussi leur rôle dans le déclenchement de la mutinerie, peut autoriser à penser que des militants socialistes ou syndicalistes ont été impliqués dans la mutinerie. De toute façon, ils ont joué un rôle sans pour autant être capables d’encadrer le mouvement, ce dont se plaint Fondecave : “Nous hésitons pendant quelques moments, nous sommes un peu pris au dépourvu, entre meneurs nous ne nous connaissons pas assez (manque de lien).”
L’impasse politique
Plus tard, sur les allées Paul-Riquet, Fondecave propose, alors que le mouvement stagne, soldats l’arme au pied, au milieu d’une population qui multiplie les gestes de sympathie, “d’aller s’emparer de la caserne Saint-Jacques (...) et de distribuer armes et cartouches à la population”. “Mon idée est repoussée”, dit Fondecave. Par qui ? Avec quels arguments ? La réponse n’intéresse pas les historiens. Le caporal sapeur a dès lors tout compris : “Je me ronge les poings.” Organisation dérisoire, défaillante, sans perspective politique. Fondecave commence à “douter de la victoire” et il ne pense plus qu’à ‘finir en beauté” ; cette expression deux fois utilisée par le meneur est citée par Pech, pour en conclure, un peu hâtivement, mais conformément son idéologie du socialisme républicain, qu’ “elle met l’accent sur le caractère protestataire, et, finalement, non révolutionnaire de la mutinerie” (R. Pech - J. Maurin, 1907, note 463, page 295). Réduire, toujours réduire les grands moments, quand sont évidents les signes d’un basculement possible ; réduire à une signification terre-à-terre, petite, conforme à une histoire dont “la tendance serait à l’apaisement”. “Je sens que ce n’est pas ce que j’ai rêvé.” Pech voit dans ce désappointement du caporal le fait que “la population exprime par son comportement sa sympathie, sans verser dans l’insurrection”. Fondecave na pas suivi le mouvement vigneron avec les illusions de la foule, il ne s’est pas mutiné pour “protester”, pour contester”, comme diraient les “révolutionnaires de 1968” . Il avait un rêve : la révolution en marche, dont il fournit une description à propos du refus des soldats de regagner leur cantonnement à Agde “pour nous engager à rentrer dans le devoir”.
Fondecave, pourtant conscient de la situation sans issue “Le vin est tiré, il faut le boire”, sait où est son devoir : “Notre devoir est tout tracé, avec le peuple nous sommes, avec le peuple nous restons”, fait-il mander aux autorités par un caporal sien ami. Il est alors l’organisateur du peuple en armes. “Nous continuerons d’occuper les Allées. Je veille à ce que les hommes ne boivent pas trop et fais balancer pardessus les cordes quelques civils qui distribuaient du pinard et prêchaient la reddition sans condition. Vers deux heures, nous prenons nos dispositions de combat, chacun choisit son poste sur les marches du théâtre, prépare ses cartouches et son fusil, afin de savoir si les hommes sont décidés nous commandons deux feux de salve à hauteur des platanes, les hommes obéissent avec ensemble” (les mutins se sont installés devant le théâtre entre des cordes formant un carré, séparés des civils qui les ravitaillent). Puis, soudain, c’est la Commune de Paris, c’est Eisenstein :
“Mais en même temps que la fusillade, on entend le bruit des devantures métalliques des maisons bordant les Allées, les commerçants se mettent à l’abri pendant que, de toutes les rues aboutissant aux Allées, une foule silencieuse, sombre et résolue, armée qui de fusils de chasse, couteaux, fourches, haches, vieux pistolets, foule qui vient à notre secours, parmi cette foule de nombreuses femmes, jeunes, vieilles et qui ne sont pas les moins décidées, ce sont enfin les nôtres, la grande misère humaine qui arrive...”
La force d’évocation de ce texte, la passion qu’il soulève contraste avec les fades relations des historiens qui ont tendance à adoucir ou même à gommer tout relent révolutionnaire, avec la prétention scientifique de remettre les faits “dans leur exacte dimension”, afin de ne pas succomber à la tentation du mythe. (Il leur est facile de citer les propos des mutins ou des vignerons qui, à aucun moment, ne témoignent de sentiments révolutionnaires conscients.)
Paulhan. L’autorité de l’État menacée
Sagnes insiste sur le caractère exclusivement “rural et viticole” de la population de Paulhan (dans l’Hérault), sans “connotation politique” et qui pourtant, le 21 juin, somme le sous-préfet de crier “A bas Clemenceau”, le jette à terre, le piétine, le bat avant de le promener dans les rues de Paulhan. Plus de 7 000 à 8 000 manifestants entourent les soldats, les exhortent à mettre la crosse en l’air, à lâcher leurs armes. Les trains ne circulent plus, les rails ont été arrachés sur une vingtaine de mètres c’est une “foule armée de bâtons et de barres de fer” (G. Ferré, page 92) qui se mesure avec l’autorité de l’Etat au point de “couper les oreilles” du sous-préfet, du moins le croit-on. Quand tout un gros village réunit un aussi grand nombre de manifestants par solidarité avec les victimes de Narbonne, au moment même où la préfecture brûle à Perpignan, qu’au “siège de la principale préfecture, symbole du pouvoir”, des “échauffourées” ont lieu, particulièrement “redoutées par le gouvernement” (Sagnes, 1907, page 31), avec débuts d’incendie, cris séditieux à l’égard de Clemenceau, rues dépavées, barricades, pièges à chevaux. Quand une aussi grande étendue géographique et administrative est touchée, avec la participation d’un large spectre politique, c’est que le “Faren ta peta” (Nous ferons tout sauter !) repris, dérisoire, par les gauchistes des années 1970, est à ce moment-là lourd de charge révolutionnaire. L’armée est “contaminée” et l’épisode du 75e de Romans — plutôt Roanne —, où une main mystérieuse glisse à Fondecave des propositions de révolte armée, ou bien les marins du Desaix qui accueillent le l7e ainsi “Vous avez bien fait, on est de cœur avec vous tendraient à le prouver. Ce que dit, à sa façon modérée, G. Ferré quand il écrit que, “pour Paris, cette affaire du sous-préfet (de Paulhan) est perçue comme une attitude séditieuse supplémentaire mettant en cause l’autorité de l’Etat à travers ses représentants” (G. Ferré. page 94).
Mais cela ne signifie pas que les vignerons de 1907, même les plus en avant dans le mouvement, sont des révolutionnaires conscients, ils rêvaient souvent d’une bonne république, une république idéale œuvrant pour le bien de tous dans le sens de l’intérêt général, celle dont l’école laïque leur avait rempli la tête, et dont ils s’aperçoivent avec étonnement qu’elle était loin de la IIIe des politiciens à la Sarraut. Clemenceau, Briand et Cie. Mais leur mise en mouvement, leur affrontement direct avec l’Etat, ses percepteurs, ses huissiers, ses commissaires, ses mouchards, ses gendarmes, ses hussards et ses cuirassiers, ses préfets et ses parlementaires sont une école de la révolution. Il est certain qu’en quelques mois de manifestations, la conscience populaire dans son ensemble a évolué plus rapidement qu’en des années de propagande.
Retour des politiciens. La CGVM
Marcellin Albert se fait manœuvrer par Clemenceau, car “homme d’une grande bonté, d’une loyauté et d’une honnêteté au-dessus de tout soupçon (. . .), il n ‘était pas de taille à lutter avec M. Clemenceau, qui a joué avec lui et lui a cassé les reins” (Mr Cabrières, évêque de Montpellier), et disparaît de la scène. Ses anciens amis “apolitiques” révèlent leurs ambitions... et prennent la direction d’une création des propriétaires : la Confédération générale des vignerons du Midi (CGVM), dont les bases sont jetées fin juillet à Béziers dans une assemblée interdépartementale présidée par Palazy et fondée officiellement le 22 septembre. Marius Cathala, gros propriétaire du premier comité d’Argeliers, en est le secrétaire général.
Le toujours socialiste Ferroul est le premier président de la CGVM, que L’Humanité dénonce comme “une vaste machine aux multiples engrenages mise au service des patrons fraudeurs”. En effet, “le nombre de voix attribuées à chaque membre est proportionnel aux nombres d’hectares possédés et au nombre d’hectolitres produits” (1907 de A à Z, page 157), contrairement au principe démocratique : un homme, une voix ! Ainsi est pratiquement interdite la participation la direction de la CGV des ouvriers agricoles, des métayers, des petits propriétaires pourtant invités à adhérer à la CGV.
Le toujours présent Ferroul appelle les ouvriers agricoles à adhérer à la CGV, prêtant sa caution de socialiste à l’entreprise patronale. Il utilise un étonnant argument économique, dans La République sociale datée du 5 septembre 1907 : “Un devoir s’impose, créer la plus-value dont nous voulons une part qu’on nous donnera ou que nous saurons exiger. Sans cette plus-value, c’est, puisqu’on n’aura pas voulu la créer, la lutte pour rien, pour le principe, mais pour zéro.” Une façon de dire “travailler plus pour gagner plus”. Le secrétaire de la Bourse du travail de Narbonne n’embouche pas d’autre trompette. Toujours dans La République sociale (29 août 1907) : “Pas de lutte de classe, puisque, à bien voir, le patronat méridional a disparu. Et puis, par l’apport de sa volonté et de son énergie à la cause actuelle, l’ouvrier est-il bien sûr de ne pas continuer la lutte contre le patronat (...), contre la classe patronale du Nord, seule cause de notre détresse actuelle ? ” ([au mépris de l’évidence. [...] Cours du vin 1907 : 11 francs l’hecto : 1910 : après une récolte déficitaire, 36 francs l’hecto]).
Le toujours présent Ferroul appelle les ouvriers agricoles à adhérer à la CGV, prêtant sa caution de socialiste à l’entreprise patronale. Il utilise un étonnant argument économique, dans La République sociale datée du 5 septembre 1907 : “Un devoir s’impose, créer la plus-value dont nous voulons une part qu’on nous donnera ou que nous saurons exiger. Sans cette plus-value, c’est, puisqu’on n’aura pas voulu la créer, la lutte pour rien, pour le principe, mais pour zéro.” Une façon de dire “travailler plus pour gagner plus”. Le secrétaire de la Bourse du travail de Narbonne n’embouche pas d’autre trompette. Toujours dans La République sociale (29 août 1907) : “Pas de lutte de classe, puisque, à bien voir, le patronat méridional a disparu. Et puis, par l’apport de sa volonté et de son énergie à la cause actuelle, l’ouvrier est-il bien sûr de ne pas continuer la lutte contre le patronat (...), contre la classe patronale du Nord, seule cause de notre détresse actuelle ? ” ([au mépris de l’évidence. [...] Cours du vin 1907 : 11 francs l’hecto : 1910 : après une récolte déficitaire, 36 francs l’hecto]).
La hiérarchie militaire ne s’y trompe pas, tout cela “est d’une exceptionnelle gravité”. Les mutins, eux, n’ont certainement pas mesuré la portée de leur acte, ou plutôt le “caractère exceptionnel de l’événement (...) et son aspect transgressif”. Aux yeux de l’armée et du Code de la justice militaire, l’infraction ne relève pas d’une agitation “débonnaire”. Clemenceau et tous ceux qui l’utilisent sont particulièrement sensibles à tout ce qui touche l’armée. L’affaire des “fiches” n’est pas si lointaine (1904). L’affaire Dreyfus a fortement ébranlé le corps des officiers. L’armée ne peut pas devenir “le foutoir” populaire où une troupe conduite par des caporaux (des hommes de troupe I) fait reculer des soldats commandés par un général. L’acte en soi est donc bien révolutionnaire, quel que soit le degré de conscience qu’en ont ceux qui le vivent. Chanter “Nous ne sommes rien, soyons tout ! Et s’ils veulent, ces cannibales, faire de nous des héros, ils sauront vite que nos balles seront pour nos propres généraux” n’est vide ni de sens ni d’intention. Il n’est pas question de “féroces soldats rugissant dans nos campagnes” et étrangers, mais bien de “nos propres généraux” français. Il ne s’agit pas d’un chant d’après-boire, mais bien de celui de la Commune de Paris, c’est-à-dire d’un chant ouvrier aux paroles menaçantes pour l’ordre établi. L’internationale de la Commune n’est pas La Marseillaise des versaillais !
D’une étincelle au feu d’artifice
Il est à noter que L’internationale est entonnée en des circonstances qui n’ont rien d’héroïque, rien encore de révolutionnaire. C’est une simple question de permission “refusée”, une soixantaine de soldats mécontents de ce fait reprennent le chant déjà entendu et réprimé. “La crosse en l’air et rompons les rangs”, c’est un peu excessif pour une 48 heures “sucrée”, dira-t-on, et on passera outre. Mais c’est oublier que toutes les revendications, tous les grands mouvements de grève ont commencé par des revendications mineures. Une permission refusée, de la nourriture avariée, une verrière exposée au soleil..., autant d’étincelles qui peuvent mettre le feu aux poudres dans certaines conditions. Le 17e n’avait certainement pas l’intention d’être le fer de lance de la république sociale du Gustave Hervé de l’époque. Mais son comportement, dans une région où est proclamée la grève de l’impôt et la démission des conseils municipaux, c’est-à-dire l’assèchement des caisses de l’Etat et la négation de la structure de base de la république bourgeoise, va plus vers la tension prérévolutionnaire que vers le calme d’un retour de défilé du 14 Juillet.
Mutins meneurs et les civils
A part peut-être quelques “meneurs” politiquement éduqués, tournés vers l’ “utopie” socialiste (comme on dit en 2007), ces caporaux qui organisent le rappel à Agde des mutins au son du clairon, à part ceux-là, le reste de la troupe, partagé entre divers sentiments, n’a pas d’objectifs précis. Ce qui n’infirme en rien que 1907 n’ait pas été gros de possibilités révolutionnaires. Jules Maurin note ainsi “Cette mutinerie ne devait pas être isolée, mais coordonnée avec celles du 12e et du 100e. Le tout étant prévu pour le 27 juin.” Il ne s’agit plus d’assemblées bruyantes de pioupious énervés, mais d’un réseau, avec dans l’air une tentative de coordination. Ainsi, cette permission refusée, qui a entraîné une réaction populaire et une répression gouvernementale d’une brutalité à hauteur du “désordre” social, a des conséquences qui révèlent une organisation latente des soldats.
Un terreau idéologique révolutionnaire
Enfin, et surtout, on ne peut juger de l’importance de 1907 si on isole le moment de l’activité populaire de la période historique. En France, le souvenir de la Commune de Paris est vivant chez les survivants et chez leurs descendants. La ville de Narbonne a vécu une commune révolutionnaire. Durant tout le XIXe siècle, où “la tendance générale fut à l’apaisement” (Agulhon), les Méridionaux n’ont pas été insensibles au développement des idées révolutionnaires et sont actifs dans les manifestations politiques : “De 1830 à 1834, le républicanisme progresse avec le développement des affrontements de classe…” La révolution de février 1848, comme l’avait fait celle de 1830, révèle la force du républicanisme dans le département de l’Hérault. “La révolution de février 1848 est, en effet, accueillie avec enthousiasme par les républicains du département.” Le coup d’Etat du 2 décembre mobilise la résistance républicaine armée. On trouve les mêmes noms que ceux qui se signaleront en 1907 Lunel, Mèze, Marsillargues, Saint-Chinian, Saint-Thibéry, Florensac, Servian, Roujan. De véritables affrontements avec l’armée produisent des morts. 70 morts ou blessés à Béziers, à Pézenas les rouges de la ville reçoivent les renforts des villages environnants, à Bédarieux des républicains administrent la ville pendant sept jours — (trois gendarmes tués) —, six jours à Capestang. Sagnes caractérise cette insurrection comme “un mouvement de masse important, majoritaire dans certaines régions de l’Hérault” (Sagnes, page 34) et cite Agulhon “La lutte des classes a coloré le mouvement.” A l’annonce de la proclamation de la Commune de Paris, le 18 mars 1871, “il règne aussitôt une vive effervescence dans le département. A Montpellier, le 22 mars, un millier de personnes manifestent leur solidarité avec les Parisiens. Le lendemain, 1 200 personnes font de même à Cette et un millier à Béziers.” Même mouvement de sympathie dans les autres bourgs importants. Un terreau idéologique révolutionnaire existe donc quand la crise viticole engendre le mouvement de 1907 et s’inscrit dans la situation générale de la lutte des classes en France.
Des échos historiques
Des soldats pilleurs d’armureries, des manifestants incendiaires de sous-préfecture au chant de L’Internationale éveillent des échos historiques. La répression de la grève de Courrières en 1906 par Clemenceau, ce même Clemenceau qui “achètera” Marcellin Albert en 1907, vient de secouer le pays. Un peu partout en France, la classe ouvrière anesthésiée par la défaite de la Commune est en train de relever la tête et de s’organiser. 1906 est l’année de la Charte d’Amiens, qui précise les rapports d’indépendance partis-syndicats. La campagne pour les 8 heures prend un ton de plus en plus révolutionnaire. Dans son Clemenceau, J-B. Duroselle constate qu’il y a “diffusion, dissémination, vulgarisation de la grève” en même temps qu’ “un affrontement de plus en plus dur”. En 1907, agitation d’employés, le 8 mars grève à Nantes, grève de la chaussure (110 jours) à Fougères, de la métallurgie à Grenoble. Le syndicat des instituteurs (horreur !) demande son adhésion à la CGT et, par voie d’affiche, passe outre à l’interdiction qui lui est faite. Son secrétaire, l’Héraultais Marius Nègre, de Caux, est arrêté. Les scandales parlementaires de la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus, les “inventaires” — pendant lesquels les catholiques organisent la résistance aux fonctionnaires chargés de faire l’inventaire des biens des églises, en application de la loi de séparation —, l’agitation sociale et la crise viticole montrent que la bourgeoisie a ses propres problèmes. Son ordre n’est peut être pas éternel. Rien n’est immuable. Quand l’harmonie sociale se maintient à coups de charges de cavalerie, comme à Villeneuve-Saint-Georges, où Clemenceau gagne son titre de “premier flic de France”, le bel équilibre républicain vacille. La CGT appelle Clemenceau “le tueur” ou “la Bête rouge de France”. En Russie, le tsar et Stolypine — son ministre chargé de la répression en 1906 — n’auront pas droit à des titres plus vengeurs.
1905 en Russie
On doit rapprocher la situation dans le Midi avec ce qui se passe sur le plan international. En Russie a éclaté, en 1905, une révolution où le premier soviet des ouvriers de Saint-Pétersbourg s’appelait en France le “gouvernement prolétarien”. Le vigneron de Florensac (Hérault) ignorait très certainement que, dans un pays lointain et froid, des paysans, comme lui, se révoltaient. Mais les mutins du 17è ne vivaient pas dans un monde isolé. Les liens existaient avec le reste du pays par la voie des journaux, des amis, des voisins, des parents partis à la ville, des Bourses du travail, de la vie politique en général. Il n’est donc pas tellement étonnant que des hommes, tels les caporaux que citent R. Pech et J. Maurin, se soient détachés de la masse et aient joué un rôle de meneurs, tel Fondecave, auquel à l’arrivée du 17e à Gap, avant le départ pour Gafsa, une jeune fille apporte un bouquet de fleurs rouges et qui, dans son témoignage, apparaît comme le type même du dirigeant révolutionnaire.
Les germes de 1917
1907 n’était pas 1905, il n’y a pas eu de Potemkine dans l’estuaire de l’Hérault. Mais c’était des “événements d’une exceptionnelle gravité”. Clemenceau l’a rapidement compris, qui, alliant diplomatie et vigueur, a conquis en 1907 quelques galons de plus au service de la république bourgeoise. Sans être une “répétition générale” de la révolution prolétarienne, 1907 contenait les germes de ce qui se passerait dans l’avenir en 1917 en Russie, un peu comme un texte littéraire, historique, iconographique contient, masqué, un sens gros d’expériences accumulées et transmis sous des formes contradictoires. 1907, c’est la révolution de 1789, les combats du XIXe siècle et ceux des temps à venir.
Jacques Faucher
Nous publions ci dessous, l’étude de Jacques Faucher, parue dans les cahier du mouvement ouvrier édité par le CEMTRI. Non contente d’en étudier les principaux moments, l’auteur analyse les divers problèmes politiques posés par ce mouvement et s’attache à répondre à la question : était-il — et en quoi — un mouvement révolutionnaire ?
Le point culminant d’une série de révoltes
La crise
1907 est le point culminant d’une série de révoltes qui couvent depuis la crise du phylloxéra, en particulier dans le grand Montpelliérain et le Gard, victorieusement surmontée par la greffe de plants américains. Mais, amère victoire, on a augmenté les surfaces plantées en vigne. On a “fait” du vin dans des plaines jusque-là hostiles et ainsi développé la surproduction. La météo s’est mise de la partie. Les alternances de bonnes et mauvaises années n’ont pas équilibré le marché. Toutes les années ont été “mauvaises” chacune à sa façon, limitant les rentrées d’argent. A triste météo, faible récolte et cours élevés, à météo riante, grosse récolte, mais cours abaissés. La conjonction des nouveaux plants, de nouvelles terres cultivées et de la météo entraîne une formidable surproduction que le marché est incapable d’éponger.
Charles Gide, économiste du XX siècle né à Uzès, fixait la saturation du marché à une production de 50 millions d’hectolitres. Elle est atteinte en 1901, 1904, 1909 ; tandis que la part des vins du midi baisse de 4 % de 1890 à 1899, à 38 % de 1901 à 1909, la crise s’exprime dans la baisse des cours : en 1900, les prix tombent de 20 francs l’hecto à 12 francs l’hecto, jusqu’à 5 francs en 1901 Gaston Doumergue, parlementaire du Gard et futur président de la République, à la perspicacité républicaine et pré-keynésienne, déclare sentencieux : “On a planté beaucoup de vignes, mais pas assez de consommateurs.”
Après l’euphorie des années fastes du Second Empire, où l’installation du chemin de fer facilite le commerce du vin, c’est la misère. Fini le temps où deux récoltes payaient la vigne qui les avait produites, ce temps où les industriels “abandonnent leurs usines pour devenir viticulteurs rentiers” (M. L.). Le prix du vin bondissait de 9 francs l’hecto en 1850 à 35 francs dix ou quinze ans plus tard. Entre 1900 et 1907, il tourne autour de 10 francs.
A l’unanimité, des conseils municipaux alertent sur les risques de famine. Les plus démunis marchent pieds nus dans les chemins, les chaussures attachées autour du cou, et se chaussent seulement à l’entrée des villes. Faute de pouvoir vendre le vin, les plus enragés le déversent dans les caniveaux. Une pancarte célèbre, brandie dans les manifestations, donne la mesure du dénuement général : “Lo dernier croustet” (le dernier croûton de pain). Les huissiers courent de maison en maison pour saisir les meubles ; en témoigne un avertissement peint sur un mur à l’entrée d’un village : “Percepteur, huissier, garnisaire, demi- tour ! ” Cette misère quasi générale, qui touche tout particulièrement les propriétaires moyens et petits et les ouvriers agricoles, crée un climat de solidarité populaire contre les agents de l’Etat exécuteurs des saisies. A Coursan (Hérault), rapporte F. Napo, une foule de vignerons barre la route à l’huissier venu de Narbonne (Aude), “des coups de poings s’abattent sur lui (...), la multitude le poursuit jusqu’à la gendarmerie. La maréchaussée s’est bien barricadée, mais, comme la foule grondante menace de donner l’assaut, s’enfuit” (La Dépêche, page 25). Cette “Foule grondante”, c’est la foule des manifestants menée par Marcellin Albert, ce cafetier d’Argeliers qui a voué sa vie à la défense de la viticulture, la défense unique, totale, absolue..., bornée, “sans distinction de parti et de classe”, dans une confusion unanime et enthousiaste qu’engendre la misère.
La fraude
Les leaders du mouvement vigneron de 1907 jouent de leur éloquence, de leur position sociale, de leur notabilité pour égarer la colère des vignerons. Ils focalisent l’attention des mécontents sur un bouc émissaire à la fois abstrait et quotidien, sans forme ni contour, mais partout présent : la fraude. La crise est une abstraction dont on voit les méfaits tous les jours, mais sans en connaître les mécanismes, tandis que le sucrage est une réalité directement accessible. Qui s’enrichit aux dépens du vigneron du Midi ? Les betteraviers du Nord, les “barons de l’industrie du Nord qui nous ont envahis et ruinés, comme tonne Ferroul, politicien socialiste, second de Marcellin Albert.
Ainsi les oppositions de classe disparaissent, la fraude nuit à tous et le régionalisme renforce le sentiment d’appartenance à une communauté géographique historique. On saute de bouc émissaire en bouc émissaire. Il est vrai que dans cette période où deux siècles se rencontrent, “le mercantilisme dépasse les bornes de l’imagination et de l’hygiène”.
Il ne faut donc pas s’étonner que le vin soit victime de la fraude tellement monnaie courante partout où l’on commerce. Mais dans le numéro spécial de L’Humanité, Sagnes observe que la fraude “décline d’année en année” et qu’elle doit constituer environ 5 % du marché seulement, rôle non négligeable, mais loin d’avoir eu l’importance que lui accorde la masse des vignerons manifestants.
Quand l’explication de la crise par la fraude prend une signification mythique, elle entraîne les foules (Rémy Pech, ibidem, page 45) “Même si la fraude a tenu une place marginale (...), le thème de la lutte contre la fraude est unificateur, porteur d’indignation, et donc de mobilisation.” Il n’est que de voir la proportion des pancartes des manifestants faisant référence à la fraude pour comprendre combien les vignerons sont souvent sensibles à la lutte antifraude et combien ce mot d’ordre est mobilisateur. Une explication rationnelle, marxiste classique, est plus austère pour la masse des vignerons et moins parlante à leur cœur de “gueux”. Car désormais, c’est la passion et la rage qui animent les manifestants, et la haine, la haine de tout et de ceux qui, sous une forme ou autre, représentent cette fraude, ce vin qui n’est pas le leur, mais celui de négociants falsificateurs, source de leur misère.
Si les leaders vignerons canalisent la colère des vignerons de cette façon, c’est qu’ils sont tous des républicains qui ne veulent pas toucher à la propriété que protège le régime parlementaire. Ce sont des leaders bourgeois. Or si la crise n’est pas qu’un accident, qu’un tour de passe-passe législatif peut régler, elle est, comme l’écrit Le Travailleur syndiqué de la Bourse du travail de Montpellier, la conséquence de “l’organisation capitaliste de notre société”.
Le tour de passe-passe
Il est bien certain que l’explication socialiste n’est pas du goût de tout le monde. L’ensemble de la corporation paysanne vient de connaître dans les premières années du siècle des luttes dures, des grèves opposant ouvriers agricoles et patrons. Les syndicats se sont développés et ont montré la force du prolétariat organisé ; donc, seul un mot d’ordre régionalisé d’union sacrée peut sauver la situation. La chose n’est pas si facile avec un personnage comme Ferroul, dont on ne sait jamais de quel côté il va pencher. Ce leader du mouvement, bras droit de Marcellin Albert, est un député socialiste dont on se souvient, en début du siècle, qu’il a écrit dans les années 1880 “En avant, citoyens, pour la révolution sociale” et qu’il “reproche aux républicains opportunistes de proclamer des droits sans changer la société” (Ferré, page 30).
L’affaire se complique avec la politique des radicaux, membres du gouvernement de la majorité dite du “Bloc des gauches” et, en même temps, impliqués par leurs positions locales de maires, conseils généraux, députés, dans le mouvement des vignerons. L’équilibre est rendu possible parce que la République est leur ciment profond qui permet de surmonter la contradiction. Animée par les idéaux de 1789 qui prétendent que l’intérêt général se confond avec celui de la bourgeoisie, la République règle en son sein, c’est-à-dire au sein de ses institutions, tous les problèmes économiques, sociaux, politiques de la France. C’est par des mesures administratives votées par le Parlement que la crise viticole trouvera une issue. D’où la nécessité de trouver des causes qui ne mettent pas en péril le cadre de solutions. C’est d’ailleurs après les grandes grèves des ouvriers agricoles du début du siècle que le thème de la fraude prend de l’ampleur. “Les propriétaires, effrayés par le mouvement, dégagent leur responsabilité et appellent les ouvriers à les rejoindre dans la lutte contre la fraude, seule cause, selon eux, de leurs maux” (Sagnes, 1907de A à Z).
La fraude, dont on sait le faible effet sur la production, prend donc une importance démesurée parce qu’elle devient, dans l’imaginaire populaire, la représentation fantasmatique de toutes les misères et la réponse à toutes les questions angoissantes.
“L’organisation capitaliste de la société” mise en cause par les socialistes et les syndicats n’est pas un animal qu’on rencontre dans les vignes et il faut bien réfléchir pour comprendre que c’est bien elle qui fait la pluie et le beau temps. Tandis que la fraude est au fond du verre de chacun. On voit couler à flots le vin dénaturé des productions artificielles, les kilos de sucre sont saisis dans les entrepôts, l’acide sulfurique troue les nappes des bistrots, les margoulins du mouillage ont un nom, on peut même leur faire des procès publics. Les betteraviers du Nord, quels splendides ennemis pour les vignerons du Midi.
La carte postale éditée après l’arrestation de Ferroul et du comité comporte un seul mot d’ordre “A Bas les Fraudeurs ! ”, et la carte, souvenir du grandiose meeting de Montpellier du 9 juin, loue “le vin naturel”. L’examen des photos des défilés autant que les discours témoignent du déferlement des mots d’ordre antifraude, antifraudeurs. C’est une mer de “Honneur au vin naturel”, “Mort aux fraudeurs”, “Justice pour le vin, produit de la vigne”, “Balayons les fraudeurs”, “Guerre aux fraudeurs et à leurs protecteurs” — allusion à la complicité des tribunaux pleins de mansuétude à leur égard.
La fraude n’a pas joué son rôle de dérivatif unificateur des classes d’une manière spontanée et comme descendue du ciel. Jusqu’en 1907, les vignerons se sont socialement et politiquement manifestés par une activité différenciée selon leur place dans la société. Dans les premières années du siècle, c’est avant tout le prolétariat agricole qui a mené son action de classe pour défendre ses intérêts face au patronat agricole.
La viticulture du Midi, depuis l’éradication du phylloxera, a pris une allure industrielle. Les grands domaines sont exploités comme des entreprises où les capitaux, malgré la loi générale et la rotation nécessairement annuelle, rapportent plus que dans l’industrie. Dugrand, géographe montpelliérain, affirme qu’une des causes de la désindustrialisation de la région est le transfert des capitaux des villes vers le vignoble. La paysannerie des départements du Midi est composée de 56 % d’ouvriers agricoles, contre 36 % de propriétaires exploitants. Mais cette distribution n’oppose pas deux couches homogènes, les patrons exploitent souvent seuls leur propriété et les ouvriers cultivent souvent aussi un lopin de terre. Sur environ 170 000 individus, 50 000 sont des domestiques directement attachés au domaine, la moitié du reste a quelques pieds de vignes, les vignes les moins bonnes, les moins bien exposées, les plus difficiles à travailler, celles aux rendements les plus faibles. Mais cette propriété les fait, d’une certaine façon, les “égaux” des patrons, liés par les mêmes intérêts, comme eux victimes de la crise. Cette “ambivalence” des ouvriers que souligne Sagnes (Midi rouge) a favorisé la percée des mots d’ordre contre les fraudeurs et la prédominance d’un véritable mythe.
Marcellin Albert
L’opération a été huilée par la personnalité de Marcellin Albert, cafetier d’Argeliers. Dès le début de ses campagnes, Marcellin Albert associe la lutte contre le sucre à celle contre les distillateurs pour rapidement ne s’en tenir, obstinément, qu’à la première. Il multiplie ses interventions dans les communes de l’Aude, fait voter des ordres du jour appelant à l’abrogation de la loi sur le sucrage et l’interdiction de “la fabrication et la mise en vente de tout ce qui n ‘est pas vin naturel”. Il propose le premier, même s’il doit s’en mordre les doigts plus tard, l’arme du refus de l’impôt et la “démission des corps élus, à l’exception des députés et des sénateurs qui resteront au Parlement pour y faire de l’obstruction systématique sur toutes les questions”. Il est aussi l’organisateur de la solidarité anti-saisies dans son village même. Son rêve le plus cher est de « conduire les vignerons au seuil d’une vie meilleure. Pour y parvenir, il a l’intention de réaliser l’union de tous du capitaliste à l’ouvrier, du vigneron au “ramonet”, du noble et du roturier » et d’apitoyer le pouvoir qui l’écoutera (Ferré, page 35).
Ferroul
En face de Marcellin Albert se dresse Ferroul, maire de la ville de Narbonne, déjà signalé. Ferroul sera bientôt aux avant-postes après avoir dépassé Marcellin Albert sur sa gauche, en apparence, et avoir abandonné le socialisme.
Le maire de Narbonne est parmi ceux qui expliquent que la “crise pèse non seulement sur les propriétaires de vignobles, mais aussi et surtout, sur les ouvriers agricoles sans travail, réduits à la misère” (Ferré). Très concrètement, il propose des chantiers, descendants des ateliers nationaux de 1848 (et ancêtres des grands travaux du New Deal. où la municipalité emploie des chômeurs à des travaux d’intérêt général. Il intervient à la Chambre des députés pour que les mairies, dont les caisses sont vidées au profit des bureaux de bienfaisance, puissent avoir facilement accès aux emprunts pour ouvrir des chantiers communaux. En 1903, il assure de son appui la constitution d’une “ligue ouvrière contre le chômage”, signe de l’aggravation de la crise. Pendant les grèves des ouvriers agricoles de décembre 1904, “il refuse d’assurer le logement des gendarmes” (Ferré) venus pour maintenir l’ordre. Le 25 juin 1905, il convoque les délégués des conseils municipaux de l’arrondissement et prévoit que, face à la crise, “le jour peut être prochain où le Midi sera obligé, pour échapper à la ruine, de recourir à des mesures violentes”. Dans La République sociale, son journal, il menace la société capitaliste et ses “parasites” organisateurs de misère de “l’action puissante et continue du prolétariat. Le 1er Mai 1900, avec Jules Guesde, il a pris la tête d’une manifestation ouvrière réclamant la journée de huit heures et un salaire minimum garanti.
1907
Ferroul ne s’engage donc pas aisément sous la bannière de l’antifraude et du confusionnisme idéologique. Marcellin Albert arrive à mobiliser 87 compatriotes d’Argeliers — commune de l’Aude — pour porter une pétition de 400 signatures, datant de 1905, à la commission parlementaire venue enquêter sur la crise. Malgré le peu d’entrain évident des maires du canton — “l’irrésolution se lit sur les visages” (F. Napo), Marcellin Albert force le destin. A ceux qui ricanent, qui refusent clairons et tambours, il jette : “Nous n ‘irons que ceux que nous sommes, mais nous irons.” Et il y va. Ainsi naît “le comité des 87 fous d’Argeliers”.
Grimpé sur un platane, profitant de ce que c’est jour de marché, Marcellin AIbert harangue la foule avec cette apostrophe célèbre : “Mes amis, écoutez-moi, j’ai promis à Ferroul, en 1903, de réunir ici 100 000 habitants, ayez confiance, un jour je tiendrai parole.” Marcellin Aibert réussit. L’isolement est rompu. Il a rassemblé sous le texte de la pétition de 1905, qui est comme un manifeste des “87 fous d’Argeliers” : “Les soussignés décident de poursuivre leurs justes revendications jusqu’au bout, de se mettre en grève contre l’impôt, de demander la démission de tous les corps élus et engagent toutes les communes de France et d’Algérie à suivre leur exemple aux cris de vive le vin naturel ! A bas les empoisonneurs ! ”
L’opération réussit et la pétition est portée à la commission parlementaire venue inspecter sur la crise. Les vignerons socialement indistincts, dilués dans la communauté de la vigne, s’acheminent vers la constitution d’un front anti- fraude d’unité méridionale. Alors que la crise avait primitivement exacerbé les conflits de classes, les ouvriers agricoles ayant réagi de façon spécifique contre leurs patrons, ces derniers “cherchant à entraîner les ouvriers à leurs côtés dans la lutte”, un texte, tournant de l’histoire de 1907, est publié en décembre 1904. Il émane de la Société départementale d’encouragement à l’agriculture de l’Hérault (SDEAH).
L’union sacrée. Prémices
“A tous ceux qui vivent de la vigne.
Il leur (aux patrons) est donc impossible de faire travailler les ouvriers qu’ils ne pourraient payer.
Ouvriers et propriétaires, tout le inonde souffre.
D’où vient le mal ? (...) La cause principale est la fabrication artificielle des vins à l’aide des sucres. Les pseudos vins ont pris la place des produits naturels...
La seule mesure vraiment efficace consisterait à surveiller la circulation des sucres...
La SDEAH, préoccupée tout à la fois de l’avenir de la propriété et du sort des ouvriers de la vigne (...), engage tous les travailleurs dit sol à se liguer et à réclamer des pouvoirs publics la protection énergique à laquelle ils ont droit...
Ouvriers et propriétaires, solidement unis pour l’œuvre du salut commun!
Tous, soyons debout, pour défendre le vin... ”
Ce texte est l’épine dorsale de l’idéologie du mouvement de 1907, la bible de ses dirigeants, l’axe d’intervention permanent de Marcellin Albert.
Ce dernier, en effet, attend tout des pouvoirs publics compatissants. Il veut, comme l’affirme Sagnes (dans la brochure du journal L’Humanité), surmonter la crise par “le vote de lois contre la fraude sans mettre en cause directement le gouvernement”.
Dans l’esprit de l’appel de la société d’encouragement, les syndicats regroupant patrons et ouvriers fleurissent dans les communes viticoles. De la part des ouvriers, adhérer à ces syndicats est une assurance de trouver plus facilement du travail. Quelques mois après les grandes grèves de 1904, on constate une “érosion certaine” de la conscience de classe, qui se traduit dès janvier 1905 par un congrès de défense du Midi agricole tenu à Béziers à l’initiative du syndicat professionnel des petits viticulteurs. Les représentants de 40 syndicats ouvriers s’associent à plus de 300 organisations agricoles de propriétaires et 250 municipalités, 40 syndicats enchaînés à ceux contre lesquels ils s’étaient primitivement constitués Les gros propriétaires prennent la direction du comité de défense viticole issu du congrès et mènent une intense campagne de réunions où l’on réclame des mesures contre la fraude, la grève de l’impôt et la démission des élus. Ces deux derniers mots d’ordre de la part de gros propriétaires, comme Antome Palazy, montrent bien l’exaspération des possédants eux-mêmes, “classe exploiteuse ruinée par la puissance du capitalisme lui-même”, comme le dit Jaurès, cité dans l’esprit, sinon la lettre.
Paul Ader, l’ouvrier agricole qui a dirigé les grandes grèves de 1904 et l’un des fondateurs de la Fédération des travailleurs du Midi (FTAM), écrit dans l’organe de sa fédération, en juillet 1905 “Je suis de tout cœur avec ceux qui défendent la cause si digne d’intérêt de notre Midi, mais je tiens à discuter cette alliance du capital et du travail (...). Il est absolument nécessaire de rejeter toute alliance (...), de lutter ouvertement contre la fraude et les fraudeurs, mais de conduire cette lutte, parallèle si l’on veut à celle que mènent les possédants, mais avec notre originalité propre, mais sans aucune compromission.”
A ce moment Ferroul est sur une ligne politique semblable lui qui en est à imaginer “une immense grève pacifique, organisée, le prolétariat se croisant les bras, le travail partout suspendu” (République sociale, 19 mars 1906). La mystique de l’Union sacrée ne l’a pas encore emporté sur l’esprit de classe, mais l’aggravation de la misère due à une récolte déficitaire et à une mévente persistante renforce l’idée irrationnelle, mais accessible à tous que la fraude est la cause de tous les maux.
Le tocsin
Le sentiment d’être à la veille d’une catastrophe imminente impose à tous de trouver les moyens de la conjurer.
C’est l’heure de Marcellin Albert.
Que son heure soit arrivée, les cloches l’annoncent. Le Tocsin, bulletin de quatre pages tiré à Argeliers, fondé par Marius Cathala et Louis Blanc, se fait le propagateur de sa parole. Ce titre n’est pas seulement spectaculaire, alarmiste et rural, il est aussi chargé de sens politique. Dans les villages, le tocsin sonne du haut des églises pour alerter il annonce malheurs, inondations, incendies, guerres. Il tire les habitants de leur sommeil, tous les habitants répondent, solidaires, à cet appel qui descend du ciel, comme Le Tocsin réveille les consciences de tous les vignerons et les appelle à l’union sacrée.
Le Tocsin, chargé de compenser le manque d’information de la presse, doit armer le mouvement vigneron. Le premier numéro trace avec précision les contours de l’idéologie des 87 d’Argeliers. Le ton est pathétique et l’emphase à la mesure de l’angoisse en ce début de 1907.
“Qui sommes nous ?
Nous sommes ceux qui travaillent et qui n’ont plus le sou.
Nous sommes ceux qui ont des bras à louer
Et qui ne peuvent guère les employer.
Nous sommes ceux qui n’ont de marchandises
Que pour manquer d’acheteurs.
Nous sommes ceux qui crèvent de faim”
La mobilisation
C’est dans cet esprit, à la fois résolu mais amer, avec le sentiment de jouer un moment décisif, dos au mur, que les vignerons se mobilisent de plus en plus dans un immense élan à allure de levée en masse. Presque tous les villages de l’Aude et de l’Hérault connaissent dimanches de mobilisation.
Le tournant Ferroul.
L’union sacrée
Les leaders politiques, dépassés par l’ampleur du mouvement, ne peuvent que lui céder. Ferroul change brusquement d’attitude et adopte les positions qu’il combattait deux ans auparavant. Il passe du côté de l’union sacrée contre la fraude.
Désormais, la direction du mouvement se confirme aux mains des gros propriétaires, dont la satisfaction s’exprime dans le journal L’Indépendant des Pyrénées-Orientales (10 mai 1907).
Déjà, dans plusieurs de nos communes les plus éprouvées par des grèves agricoles tumultueuses, les travailleurs et les propriétaires ont oublié leurs querelles et leur rancune d’il y a quelques mois. Unis par la commune misère, ils se prêtent mieux qu’un appui mutuel, un concours absolument amical ! ”
C’est sans doute aussi parce que le propre mouvement de grève des ouvriers agricoles n’a pas abouti. Malgré le développement des grèves parties de Nézignan (Hérault) et rapidement étendues à ce département, puis à l’Aude et aux Pyrénées-Orientales, malgré la satisfaction des revendications concernant la durée de la journée de travail (7 heures) ou l’augmentation des salaires (de 19 à 68 %), malgré aussi une grève générale de la FTAM, qui permet la “ratification de la plupart des contrats de travail signés plusieurs mois auparavant”, la tendance s’inverse, le mouvement s’essouffle et les patrons reprennent l’initiative propulsés par le climat général où domine le spectre de la fraude.
L’accord municipal de Narbonne, déjà cité, confirme ce climat politique.
Les “énergumènes”
Mais la mise en mouvement de milliers de manifestants, même sur des mots d’ordre sans perspective politique, n’est pas un jeu facile à mener. Il n’est pas anodin de mettre en branle des forces qui, si elles ne sont pas à même de déjouer les pièges idéologiques, n’entendent pas être les jouets de leurs dirigeants plus auto délégués que choisis. En témoigne la vigueur des mots d’ordre au-dessus des foules : “Gueux aujourd’hui, révoltés demain”, “Vaincre ou mourir”, “Prenez garde si la ville rouge bouge”. A Béziers, la révolte se fait violente. Les grilles des fenêtres sont arrachées comme les portes, registres, fiches et archives volent sur le trottoir.
Il y a donc, sous-jacents à cette agitation, la résurgence des anciennes passions et l’affleurement de l’amertume des opprimés. L’Hérault a résisté sporadiquement au coup d’Etat de 1851, la Commune de Narbonne, comme celle de Marseille vit, plus ou moins, confusément dans les mémoires.
L’appel de Marcellin Albert
L’appel de Marcellin Albert, en avril 1907, à Capestang (Hérault), est exemplaire à cet égard :
“La viticulture méridionale agonise.
Unissons-nous tous, sans distinction de parti, sans distinction de classe...
Pas de jalousie ! Pas d’ambition ! Pas de haine ! Pas de politique!
Tous au drapeau de défense viticole ! ”
L’appel ne s’adresse pas aux propriétaires, mais aux vignerons, terme assez vague pour inclure quiconque participe à la culture de la vigne, aux ouvriers et aux commerçants.
Sacrée union!
Le discours de Ferroul du 16 juin 1907 à Perpignan, après le meeting des plus de 600 000 à Montpellier, quand la lutte atteint des sommets, est révélateur du trajet du socialiste Ferroul. Dans L’Eclair du 17juin, on lit :
“Le mouvement est étranger à la politique, il est humain et profond. Ce n’est pas l’agitation d’un parti, mais le soulèvement d’hommes qui veulent vivre pour protester contre la faim (...). Nous ne voulons plus que des produits factices, à qui la chimie peut donner ce que le soleil refuse, puissent concurrencer et ruiner le produit naturel de la vie.
Oubliant les guerres fratricides et ce qui n’a pu nous diviser jusque-là, nous défendons la terre natale, la terre nourricière et ses produits.
Nous ne sommes plus ni royalistes, ni opportunistes, ni radicaux, ni socialistes, nous ne sommes plus rien que des méridionaux qui demandent le droit à la vie.”
Les “guerres fratricides” ne peuvent que faire allusion aux grandes grèves agricoles du début des années 1900, quand les ouvriers ayant perdu tout sens de l’humain osaient se dresser contre “leurs frères”, les propriétaires.
Mais Ferroul fait une découverte qui le justifie : “Ce n’est pas un spectacle nouveau de voir une fraction de la classe capitaliste entrer en quelque sorte dans le prolétariat et se solidariser avec lui” (La République sociale), preuve que les “intérêts des riches et des pauvres ne se séparent pas”. Jaurès n’est pas tellement loin, lui qui affirmera le 28 juin que le mouvement n’est pas un mouvement de classe (Sagnes, page 234) et que ce qui “fait la grandeur de la leçon donnée par le Midi, c’est qu’il n ‘y a pas qu’une seule classe en jeu. Les exploités par habitude et par vocation ne sont plus les seuls à se plaindre. Telle est la puissance du désordre du capitalisme qu’il en arrive à ruiner non seulement la classe exploitée, mais périodes par périodes, aussi la classe exploiteuse.” Ce n’est pas pour autant que les intérêts des riches et des pauvres sont communs, même si l’ennemi l’est.
Des moyens révolutionnaires
Pris entre le devoir de limiter à l’enceinte parlementaire le débat sur la crise, réduits à la lutte antifraude pour ne pas mettre en danger ni le gouvernement républicain ni, surtout, le régime lui-même, pris entre cette impérieuse nécessité et celle de ne pas dresser contre soi les masses populaires, les “têtes” de 1907 proposent la grève de l’impôt et la démission de certains élus, frôlant les limites de l’acceptable.
Le Parti socialiste
Le Parti socialiste est assez solidement implanté dans les départements viticoles, dans le Gard d’abord, mineurs d’Alès, ouvriers des industries textiles, alimentaires, des cuirs et peaux, des chaussures, employés du PLM... Mais aussi dans la plaine viticole de Lunel à Béziers et Narbonne.
Le Parti socialiste ne peut donc pas rester insensible à la crise. Mais le difficile choix qui consiste à évaluer jusqu’à quel point le parti peut et doit s’opposer à la participation des masses, à des actions sur des objectifs qui ne sont pas les leurs ou se joindre au mouvement et “tenter de l’infléchir dans un sens conforme aux intérêts ouvriers” (Sagnes, page 233), laisse le parti hésitant et, en fait, l’arme au pied. Dès la fin du mois de mai, comme le reflète Le Socialiste des Pyrénées-Orientales, il accepte le mouvement “tel qu’il est dans ses formes d’action et dans ses objectifs” (Sagnes, page 233).
Les organisations syndicales sont le reflet des mêmes hésitations que la SF10, avec, cependant, plus de mordant dans les prises de position. Leur composition sociale est uniquement ouvrière.
Des mots d’ordre extrêmes
Dans cette grande confusion, les 87 du comité d’Argeliers, si respectueux qu’ils soient des institutions bourgeoises, inventent des moyens d’action qui dépassent l’appel au Parlement : la grève de l’impôt et la démission des élus municipaux.
Il y a démesure entre la revendication quasiment technique de lois pour interdire la fabrication de vin artificiel et les moyens révolutionnaires proposés pour déterminer le gouvernement à lutter contre la fraude. C’est un viol du consensus républicain.
Déjà, le 30 avril 1905, “une trentaine de fous d’Argeliers, parmi eux Marcellin Albert, font sensation” en arborant à leur chapeau, dans un meeting de Jaurès, un programme d’union et de moyens d’action comportant “la grève du corps des élus et le refus de l’impôt”. Ces deux menaces sont permanentes tout au long du développement du mouvement dans le premier semestre de 1907. La pétition des 400 — signée en 1905 par 400 vignerons à l’initiative de Marcellin Albert à Argeliers — que Marcellin Albert propose de porter à la commission d’enquête parlementaire venue s’enquérir des problèmes du Midi est explicite “Les soussignés décident de poursuivre leurs justes revendications jusqu’au bout, de se mettre en grève contre l’impôt et de demander la démission de tous les corps élus, et engagent toutes les communes du Midi à suivre leur exemple...”
Des conseils municipaux prennent des décisions sans crier gare. A l’unanimité, le premier, le conseil municipal de Leucate (Aude) approuve l’ordre du jour suivant lequel, “devant la crise intense qui sévit de plus en plus, il décide de ne pas siéger en attendant que l’on ait discuté des rapports de la commission d ‘enquête prévue sur la crise viticole” et de ‘‘démissionner si le gouvernement et les Chambres ne donnent pas satisfaction aux justes revendications du malheureux pays viticole”.
L’ultimatum
En 1907, tout le pays qui est en effervescence. Le 12 mai, à l’issue du meeting de plus de 150 000 personnes, un véritable ultimatum est lancé : si, à la date du 10 juin, le gouvernement n’a pas pris les dispositions nécessaires pour provoquer le relèvement des cours, la grève de I impôt sera proclamée et le comité envisage, s’il y a lieu, de prendre des dispositions plus énergiques”. “Puisque le gouvernement laisse saboter le vin, nous saboterons le gouvernement”, menace Ferroul. Enfin, au meeting des 600 000 ou 800 000 de Montpellier, le 9 juin 1907, le mouvement culmine et Marcellin Albert s’écrie “La démission de toutes les municipalités est proclamée ! Vive à jamais le Midi ! Vive le vin naturel ! ”
L’Internationale
On ne lance pas imprudemment des appels à l’action condamnant les discours sans effet. On ne rend pas aux citoyens et citoyennes le pouvoir que l’on tient d’eux en les proclamant “les maîtres” (G. Ferré, page 22). On ne menace pas d’arborer le drapeau noir à sa mairie, et de le faire à la place des trois couleurs, on ne ferme pas les hôtels de ville, on ne lance pas comme une “peilhe” (chiffon) le symbole de l’élu républicain, on ne “brise pas avec les agents du pouvoir central” et « avec lui on n ‘évoque pas “les ordres du peuple” » avec les accents de Mirabeau sinon l’inconcevable, l’innommable se produisent, des gendarmes et chasseurs à cheval “sont accueillis par des jets de pierre” et “plus grave”, comme le note G. Ferré dans sa Guerre du vin : “A Narbonne, des soldats du 100e Régiment d’infanterie, consignés dans leur caserne Montmorency, se heurtent à leurs officiers en chantant L’internationale”, selon La Dépêche (10 juin 1907). Simple incident, dira-t-on, mais qui a lieu dans le climat de rébellion des municipalités. “Le 10 juin, 20 heures : le tocsin de la mairie sonne avec une vibration lugubre. Rapidement, les promenades et avenues se vident…” On pense à la proclamation de la Commune de Narbonne, le 24 mars 1871 . “Comme Emile Digeon, 36 ans plus tôt, Ferroul sait qu’il accomplit ce soir un acte révolutionnaire…” Chacune à son tour, les municipalités exécutent la promesse de démission des élus. Selon Sagnes. M. et R. Pech, 618 communes sont démissionnaires dans la région, 76 % dans l’Hérault, 53 % dans l’Aude, 44 % dans les Pyrénées-Orientales et 8 % dans le Gard, ce qui confirme ce qu’on peut appeler les réticences socialistes. Les démissions débordent des lieux viticoles où le réflexe régional aurait joué.
Clemenceau
Le gouvernement reste inflexible devant ces menaces mises à exécution. Intransigeant, il refuse de céder et le Parlement s’abstient, malgré les admonestations de ses partisans du Midi, malgré les supplications d’A. Sarraut (qui finira par démissionner), de voter les lois contre la fraude. Mais le conflit n’est pas à l’intérieur de la classe possédante, il a débordé à l’ensemble des vignerons, donc il serait intolérable pour la bourgeoisie de céder à un mouvement devenu populaire par son ampleur et révolutionnaire par ses mots d’ordre. Quand on menace de “substituer à l’institution communale un régime anarchique de comités ou de délégués”, comme l’écrit Clemenceau, la réponse est : “Fût-ce contre le gré des foules, l’accomplissement du devoir l’exige”, “la détermination civile le commande”, “dans cette douloureuse épreuve, force restera à la loi”. Dans ce cas, la loi, c’est les balles des mousquetons des gendarmes et des lebels des militaires. Les uniformes envahissent les villes et les villages. Les soldats du coin qui “chantaient L’internationale dans les villes du Midi succèdent par régiments entiers aux gendarmes’’. “Il en vient de Rodez, de Brive, de Tarascon, on en attend d’Aurillac”, relate F. Napo, qui ajoute perspicacement “comme pendant la commune”, dit-on. La population est exaspérée. Atteinte est portée à la propriété de l’Etat les communications téléphoniques et télégraphiques sont coupées. A Coursan (Hérault), des manifestants scient des poteaux et menacent de déboulonner la voie ferrée. “Le tocsin ameute la plaine, les gueux convergent par centaines vers Argeliers, où des patrouilles s’organisent pour prévenir tout encerclement nocturne” (F. Napo). Le sang bat plus fort dans les veines du Midi. Il va bientôt couler.
La chasse aux dirigeants
L’arrestation de Marcellin Albert, de Ferroul et des responsables du comité est à l’ordre du jour. “3 escadrons du 13e Dragons de Béziers traversent la bourgade” de Marcellin Albert. Un commissaire est blessé. “Les gueux, ne contenant plus leur rage, distribuent coups de bâtons et horions sur quelques policiers” (F. Napo).
A Narbonne, sur la place de la mairie, la “multitude” (F. Napo) réclame du pain et crie “Crosse en l’air ! ” à l’adresse du 139e d’Infanterie d’Aurillac.
L’arrestation de Ferroul donne lieu à de véritables émeutes. Le colonel d’Ailluers fait mettre “sabre au clair” pour ouvrir la voie au cortège qui emporte Ferroul “sous les vociférations et les coups de cailloux”. “Comme au départ des prisonniers d’Argeliers, les femmes se couchent sur la chaussée.” Des tas de sarments enflammés ralentissent la progression des troupes.
A Narbonne toujours, trois barricades construites aux abords de la mairie, comme en 1871, démolies par l’armée, sont debout dix minutes après.
A Narbonne toujours, trois barricades construites aux abords de la mairie, comme en 1871, démolies par l’armée, sont debout dix minutes après.
Le pétrole des assaillants venus libérer Ferroul fait flamber le grand portail de la sous-préfecture.
Le 20 juin, le sang coule à Narbonne
Et puis, la première victime. Pas un quidam qui passait par hasard, mais Louis Ramon, ancien secrétaire de la Bourse du travail. La balle d’un cuirassier lui arrache le visage, à l’intérieur du bar Méridional où il s’est réfugié. Sa fille est gravement blessée. Un consommateur, Louis Sire, reçoit cinq balles dans les jambes. Un gamin de 14 ans est tué à bout portant par les cuirassiers :
“La colère fait alors place à la fureur”, écrit F. Napo, toute la journée du 20 juin est, “pour les Narbonnais exaspérés, celle de la chasse à tout ce qui est symbole d’autorité : gendarmes, officiers de cavalerie, indicateurs de police ou faux journalistes (F. Napo).
“La colère fait alors place à la fureur”, écrit F. Napo, toute la journée du 20 juin est, “pour les Narbonnais exaspérés, celle de la chasse à tout ce qui est symbole d’autorité : gendarmes, officiers de cavalerie, indicateurs de police ou faux journalistes (F. Napo).
Le Bien républicain, sabre au clair!
A Causse et Veyran (Hérault), “on hisse un drapeau noir cravaté de rouge, symbole plus révolutionnaire”. Clemenceau envoie le 139e d’Aurillac, le 80e de Tulle, les 7e et 10e Cuirassiers de Lyon et 500 gendarmes. Mais Ferroul réplique par un texte au mépris vengeur : “Les vieux ans de M. Clemenceau sont rudement terribles” et jette à la face du premier flic de France un “terrible” “Napoléon usagé”. Le mépris, même à relents littéraires, ne fait pas reculer chassepots ou lebels. Quand la foule crie, les mots sont des armes. Le “Ne tirez pas” à l’adresse des soldats et l’épouvantable, le monstrueux, l’anti-Français “Crosses en l’air !” retentissent, plus menaçants que mitraille. Cette fois, ce n’est plus dans l’humour des pancartes que le mûrissement de la révolte devient perceptible, mais dans la nouvelle tournure que prennent les événements.
Le massacre de Narbonne
Après l’arrestation de Ferroul et les victimes du bar Méridional, Narbonne est en effervescence. Policiers maquillés en journalistes, mouchards de toutes sortes sont poursuivis aux cris de “A l’eau, à mort les mouchards !” C’est alors que les soldats affolés jouent leur rôle, le rôle assigné par Clemenceau “baïonnettes baissées”, ils “tirent plusieurs salves” contre la foule. Sans sommation. Ainsi, le 20 juin 1907, sont tués deux cultivateurs, un domestique, un employé de commerce et une employée de maison. Cécile Bourel, l’employée de maison, a le crâne fracassé par une balle perdue. Elle devient le martyr symbolique de l’intervention républicaine. L’événement est ressenti avec d’autant plus de haine à l’égard de Clemenceau “Mort à Clemenceau et Picquart”, le général impliqué, peut-on lire sur le tumulus élevé à l’emplacement ou fut tuée Cécile Bourel) — que les soldats ont tiré sur une foule qui s’avançait vers la caserne en portant la malheureuse victime “pour le remettre entre les mains du colonel du 139e de ligne pour qu’il soit désormais à l’abri et qu’on lui prodigue les soins nécessaires”. G. Ferré écrit que la cohue reformée derrière les porteurs du blessé “a l’intention de reprendre à nouveau sa victime”. Le lieutenant Lacombe, dont les soldats ont ouvert le feu, place de l’Hôtel de ville de Narbonne, est promu capitaine en août 1907. En 1905, le 22 janvier, les soldats du tsar avaient eux aussi tiré sur une foule pacifiste et pleine d’illusions, conduite par Gapone, un pope ! C’était le commencement de la révolution de 1905 et l’annonce de 1917. La foule de Gapone n’avait certainement pas conscience du rôle que l’histoire allait lui attribuer. Aucun historien contemporain ne semble avoir esquissé quelque rapprochement. Les six victimes de Narbonne enflamment Montpellier et Perpignan.
A Montpellier, le 19 juin, les incarcérations de Ferroul. Bourges, Cabanne et Senty, notables du comité, ont provoqué attroupements et cris. Les trois nuits d’échauffourées qui ont suivi, marquées par les morts de Narbonne, se sont “soldées par des blessés légers et de nombreuses arrestations” (G. Ferré). A Perpignan, le préfet télégraphie à Clemenceau de la poste et non de la préfecture en feu — qu’ “une émeute dirigée contre gouvernement et contre préfet a détruit en grande partie la préfecture”. G. Ferré conclut La situation devient explosive.” André Marty, élu du PCF, se souvient que, jeune révolutionnaire en 1907, il a “réclamé le dépavage de la rue pour être prêt à attendre le choc du 24 Colonial”.
Le spectre de la guerre civile
Paroxysme du mouvement qui secoue le monde viticole, la révolte des mutins du l7e est le moment où la République est en équilibre sur une lame de couteau. Cette révolte de soldats est le sommet d’une suite d’événements contenant, d’une manière latente, imperceptible, puis de plus en plus manifeste, une prise de conscience qui ouvre la voie à tous les possibles. Les pancartes, les slogans des manifestants, la mise en cause des politiciens, les affrontements avec policiers, gendarmes, soldats, le caractère de rupture avec les institutions des moyens d’action ont leur débouché “naturel” dans la mutinerie du l7. Alors que la région est occupée militairement, les soldats du 17e accomplissent un acte rarissime dans l’histoire militaire de la France et d’une extrême gravité, “acte inouï” (R. P.-J. M.. page 15). Cette mutinerie apporte une coloration politique nouvelle à la suite des manifestations de 1907. Jusque-là, seuls socialistes et syndicalistes ont affirmé leur position de classe d’une manière claire. Or, dès le 9 juin, “les soldats, dans leur caserne, manifestent bruyamment et entonnent L’Internationale lors de l’arrivée des manifestants narbonnais en provenance de Montpellier” (R. P-J. M., page 50). Quelle que soit la raison de l’énervement des soldats (la consigne à la caserne depuis le début des manifestations et les permissions annulées), l’important, c’est qu’ils reprennent le “A vous de commander” de Ferroul par “Nous ne sommes rien, soyons tout”, c’est-à-dire que le lien se fasse (sans complicité aucune de Ferroul, bien évidemment, dans les faits) entre le mouvement vigneron à son apogée et le chant ouvrier, le chant de la IIe Internationale, le chant révolutionnaire de la Commune de Paris. C’est déjà une pré- mutinerie et le général commandant le 19e corps d’armée peut parler, le 13 juin, d’événement “d’exceptionnelle gravité”, et il réunit le conseil de guerre.
L’agitation ne s’arrête pas pour autant, manifestants et soldats sont en rapport — déjà, des soldats sont visibles sur les photos, en uniforme, parmi les vignerons. “Ce qui tend à prouver qu’il y a corrélation étroite entre les incidents à la caserne et ce qui se passe à l’extérieur” (R. P.-J. M., page 51). A Perpignan, le 16 juin, entre 11 h 45 et midi, “4 ou 5 hommes chantaient L’Internationale dans une des cours”. Un sergent fait cesser le chant et “un des soldats”, note le colonel rendant compte de l’incident au ministre de la Guerre, “regardait le sergent insolemment”. Le fourrier le punit et c’est “une soixantaine d’hommes” qui le reçoivent en “poussant des cris, des sifflements, et en chantant L’Internationale”, et en réclamant les permissions supprimées.
Le caractère d’une mutinerie
Le 20 juin, à Agde, l’attitude des soldats prend nettement le caractère d’une mutinerie : “C’est le spectre de la guerre civile qui se profile” (1907 de A à Z). “On discute beaucoup dans les chambrées et les officiers signalent des cas d’indiscipline de plus en plus fréquents. De temps à autre, s’élèvent aussi quelques strophes de L’Internationale” (1907 de A à Z, page 108). Le transfert du 17e au Larzac pour isoler les soldats de l’agitation de la plaine provoque l’émoi dans la population biterroise. Les habitants refusent de voir partir leurs soldats, qui sont tous des environs, et ils s’opposent par centaines à leur déplacement vers Agde. Le 17e arrive cependant dans son nouveau cantonnement dans la nuit du 18 au 19 juin. Ces soldats fatigués, livrés à eux-mêmes, se répandent dans la ville et participent à l’exaltation des civils. Ces derniers les exhortent à lever la crosse en l’air et à marcher sur Béziers, où la rumeur, fausse, fait croire à des manifestants tués. Cette nouvelle n’étonne pas les soldats. En effet, “à l’entrée de Vias, au jour levant, nous pouvons voir des pancartes clouées contre les platanes, sur ces pancartes on nous demandait de ne pas tirer sur nos frères” (Joseph Fondecave, cité par Pech et Maurin, page 197).
Le tocsin se met à sonner
En même temps, les nouvelles arrivent de Narbonne, ce qui porte l’excitation à son comble chez des hommes travaillés par des meneurs et craignant d’être envoyés à Narbonne. Quelques bagarres en ville, “un factionnaire tire en l’air”, le tocsin se met à sonner ; c’est la révolte sans que personne, comme souvent dans ces cas-là, sache quel est l’enchaînement des faits. Fondecave donne un récit qui ne fait pas douter du caractère révolutionnaire de l’action du 17e.
“Le régiment est en l’air ! (...) Tout est tumulte et confusion (...), des poings s’élèvent et s’abaissent, c’est un officier qu’on passe à tabac (...). Une fusillade éclate, c’est une compagnie ou demi- compagnie aux ordres d’un officier qui vient de faire feu (...). Les copains ne nous ont pas lâchés, mais sont remontés dans les chambres pour s’armer, prendre le fusil, mettre baïonnette ail canon (...). La porte de la poudrière tient bon (...). On enfonce la porte à l’aide de bancs de caserne, les caisses de cartouches sont éventrées, chacun se sert à sa convenance (...). Les prisonniers libérés courent chercher leurs armes (...). Vers 11 heures, nous décidons de nous porter sur Béziers.”
Une colonne se forme, avec en tête et à l’arrière un caporal, la musique est à sa place, c’est donc militairement organisés que les mutins prennent la route. “Nous arrivons à Vias, malgré l’heure avancée tout le village est sur la route, l’on acclame, l’on embrasse, l’on nous encourage, l’on nous ravitaille…” C’est le peuple et son armée. Un détachement commandé par deux hommes de troupe, deux caporaux (les deux sous-officiers qui avaient suivi ont été renvoyés à Agde parce que les plus menacés par la répression militaire), ne peut être tenu pour une banale escapade de collégiens. C’est l’ébauche d’une armée insurrectionnelle, révolutionnaire, avec discipline et institution d’un nouveau commandement issu des insurgés. Elle fait ses preuves au fur et à mesure que se dressent devant elle les troupes chargées de les arrêter. “Je crie à mes hommes : Arme à la bretelle, en avant ! ” et trois barrages s’ouvrent devant la détermination du caporal. Au quatrième barrage, une baïonnette bloque Fondecave, c’est là que la force profonde de l’insurrection s’exprime, que l’histoire choisit son sens : un soldat inconnu saisit la baïonnette à pleines mains, l’écarte, Fondecave bouscule son adversaire et “fait sa trouée”.
Le général Lacroizade, derrière le barrage, joue son rôle de général et s’offre à la mitraille des insurgés. Il somme le caporal sapeur, au nom de la République, de s’arrêter. Fondecave, avec une détermination étonnante et une autorité qu’il ne tire que de sa propre conviction de révolutionnaire, tient tête au général : “Nous sommes décidés à aller à Béziers, et nous irons.”
“La République sociale”
C’est à l’entrée de Béziers que, brusquement, 1907 devient autre chose qu’une révolte de vignerons et qu’au-dessus des attitudes de fier-à-bras des “Ferrouls”, des appels à la pitié de Marcellin Albert, des dénonciations des fraudeurs et des encensements du vin naturel, se dresse une nouvelle figure : la République sociale. “A notre arrivée au passage à niveau de la route d’Agde, nous faisons halte, prenons la formation réglementaire, caporal sapeur en tête, sapeurs, tambours, clairons, musiques et compagnies. Au signal : En avant! la musique joue L’Internationale et crosse en l’air nous gravissons l’avenue d’Agde...
A ce moment précis, l’accumulation des mots d’ordre, des manifestations, des imprécations, des fausses solutions, des illusions, des dénonciations de causes subalternes, des gaucheries grandiloquentes, tout un magma idéologique, fait que l’amorphe devient cristal. On est en 1907 et tout un acquis des luttes ouvrières resurgit à travers l’intervention de Fondecave et ses camarades. “Entre meneurs, nous délibérons” à plusieurs reprises. Fondecave parle des meneurs, dont il semblerait bien, selon Pech, qu’il y en avait un par bataillon.
Précédemment, au cours de sa relation de la mutinerie, il écrit : “Notre arrivée à Agde nous permit de prendre langue avec nos copains du 1er bataillon (...). De semblables manifestations devaient avoir lieu au 100e et au 12e cantonnés à Narbonne et Perpignan. Un clairon devait donner le signal le 27 juin.” Une brochure de la CGT, La révolte du 17e, évoque ce projet de manifestation coordonnée. Jules Maurin note aussi “Cette mutinerie ne devait pas être isolée, mais coordonnée avec celles du 12e et du 100e, le tout était prévu pour le 27 juin.”
Un témoignage rapporté par Pech “semble accréditer l’idée d’une préméditation, ou tenir ait moins d’une organisation du mouvement”. En effet, un participant. François-Joseph Rabat, dit “il y en avait qui commandaient” (le soir de la mutinerie).
Le fait que beaucoup de témoignages signalent non seulement la participation de civils aux côtés des soldats, mais aussi leur rôle dans le déclenchement de la mutinerie, peut autoriser à penser que des militants socialistes ou syndicalistes ont été impliqués dans la mutinerie. De toute façon, ils ont joué un rôle sans pour autant être capables d’encadrer le mouvement, ce dont se plaint Fondecave : “Nous hésitons pendant quelques moments, nous sommes un peu pris au dépourvu, entre meneurs nous ne nous connaissons pas assez (manque de lien).”
L’impasse politique
Plus tard, sur les allées Paul-Riquet, Fondecave propose, alors que le mouvement stagne, soldats l’arme au pied, au milieu d’une population qui multiplie les gestes de sympathie, “d’aller s’emparer de la caserne Saint-Jacques (...) et de distribuer armes et cartouches à la population”. “Mon idée est repoussée”, dit Fondecave. Par qui ? Avec quels arguments ? La réponse n’intéresse pas les historiens. Le caporal sapeur a dès lors tout compris : “Je me ronge les poings.” Organisation dérisoire, défaillante, sans perspective politique. Fondecave commence à “douter de la victoire” et il ne pense plus qu’à ‘finir en beauté” ; cette expression deux fois utilisée par le meneur est citée par Pech, pour en conclure, un peu hâtivement, mais conformément son idéologie du socialisme républicain, qu’ “elle met l’accent sur le caractère protestataire, et, finalement, non révolutionnaire de la mutinerie” (R. Pech - J. Maurin, 1907, note 463, page 295). Réduire, toujours réduire les grands moments, quand sont évidents les signes d’un basculement possible ; réduire à une signification terre-à-terre, petite, conforme à une histoire dont “la tendance serait à l’apaisement”. “Je sens que ce n’est pas ce que j’ai rêvé.” Pech voit dans ce désappointement du caporal le fait que “la population exprime par son comportement sa sympathie, sans verser dans l’insurrection”. Fondecave na pas suivi le mouvement vigneron avec les illusions de la foule, il ne s’est pas mutiné pour “protester”, pour contester”, comme diraient les “révolutionnaires de 1968” . Il avait un rêve : la révolution en marche, dont il fournit une description à propos du refus des soldats de regagner leur cantonnement à Agde “pour nous engager à rentrer dans le devoir”.
Fondecave, pourtant conscient de la situation sans issue “Le vin est tiré, il faut le boire”, sait où est son devoir : “Notre devoir est tout tracé, avec le peuple nous sommes, avec le peuple nous restons”, fait-il mander aux autorités par un caporal sien ami. Il est alors l’organisateur du peuple en armes. “Nous continuerons d’occuper les Allées. Je veille à ce que les hommes ne boivent pas trop et fais balancer pardessus les cordes quelques civils qui distribuaient du pinard et prêchaient la reddition sans condition. Vers deux heures, nous prenons nos dispositions de combat, chacun choisit son poste sur les marches du théâtre, prépare ses cartouches et son fusil, afin de savoir si les hommes sont décidés nous commandons deux feux de salve à hauteur des platanes, les hommes obéissent avec ensemble” (les mutins se sont installés devant le théâtre entre des cordes formant un carré, séparés des civils qui les ravitaillent). Puis, soudain, c’est la Commune de Paris, c’est Eisenstein :
“Mais en même temps que la fusillade, on entend le bruit des devantures métalliques des maisons bordant les Allées, les commerçants se mettent à l’abri pendant que, de toutes les rues aboutissant aux Allées, une foule silencieuse, sombre et résolue, armée qui de fusils de chasse, couteaux, fourches, haches, vieux pistolets, foule qui vient à notre secours, parmi cette foule de nombreuses femmes, jeunes, vieilles et qui ne sont pas les moins décidées, ce sont enfin les nôtres, la grande misère humaine qui arrive...”
La force d’évocation de ce texte, la passion qu’il soulève contraste avec les fades relations des historiens qui ont tendance à adoucir ou même à gommer tout relent révolutionnaire, avec la prétention scientifique de remettre les faits “dans leur exacte dimension”, afin de ne pas succomber à la tentation du mythe. (Il leur est facile de citer les propos des mutins ou des vignerons qui, à aucun moment, ne témoignent de sentiments révolutionnaires conscients.)
Paulhan. L’autorité de l’État menacée
Sagnes insiste sur le caractère exclusivement “rural et viticole” de la population de Paulhan (dans l’Hérault), sans “connotation politique” et qui pourtant, le 21 juin, somme le sous-préfet de crier “A bas Clemenceau”, le jette à terre, le piétine, le bat avant de le promener dans les rues de Paulhan. Plus de 7 000 à 8 000 manifestants entourent les soldats, les exhortent à mettre la crosse en l’air, à lâcher leurs armes. Les trains ne circulent plus, les rails ont été arrachés sur une vingtaine de mètres c’est une “foule armée de bâtons et de barres de fer” (G. Ferré, page 92) qui se mesure avec l’autorité de l’Etat au point de “couper les oreilles” du sous-préfet, du moins le croit-on. Quand tout un gros village réunit un aussi grand nombre de manifestants par solidarité avec les victimes de Narbonne, au moment même où la préfecture brûle à Perpignan, qu’au “siège de la principale préfecture, symbole du pouvoir”, des “échauffourées” ont lieu, particulièrement “redoutées par le gouvernement” (Sagnes, 1907, page 31), avec débuts d’incendie, cris séditieux à l’égard de Clemenceau, rues dépavées, barricades, pièges à chevaux. Quand une aussi grande étendue géographique et administrative est touchée, avec la participation d’un large spectre politique, c’est que le “Faren ta peta” (Nous ferons tout sauter !) repris, dérisoire, par les gauchistes des années 1970, est à ce moment-là lourd de charge révolutionnaire. L’armée est “contaminée” et l’épisode du 75e de Romans — plutôt Roanne —, où une main mystérieuse glisse à Fondecave des propositions de révolte armée, ou bien les marins du Desaix qui accueillent le l7e ainsi “Vous avez bien fait, on est de cœur avec vous tendraient à le prouver. Ce que dit, à sa façon modérée, G. Ferré quand il écrit que, “pour Paris, cette affaire du sous-préfet (de Paulhan) est perçue comme une attitude séditieuse supplémentaire mettant en cause l’autorité de l’Etat à travers ses représentants” (G. Ferré. page 94).
Mais cela ne signifie pas que les vignerons de 1907, même les plus en avant dans le mouvement, sont des révolutionnaires conscients, ils rêvaient souvent d’une bonne république, une république idéale œuvrant pour le bien de tous dans le sens de l’intérêt général, celle dont l’école laïque leur avait rempli la tête, et dont ils s’aperçoivent avec étonnement qu’elle était loin de la IIIe des politiciens à la Sarraut. Clemenceau, Briand et Cie. Mais leur mise en mouvement, leur affrontement direct avec l’Etat, ses percepteurs, ses huissiers, ses commissaires, ses mouchards, ses gendarmes, ses hussards et ses cuirassiers, ses préfets et ses parlementaires sont une école de la révolution. Il est certain qu’en quelques mois de manifestations, la conscience populaire dans son ensemble a évolué plus rapidement qu’en des années de propagande.
Retour des politiciens. La CGVM
Marcellin Albert se fait manœuvrer par Clemenceau, car “homme d’une grande bonté, d’une loyauté et d’une honnêteté au-dessus de tout soupçon (. . .), il n ‘était pas de taille à lutter avec M. Clemenceau, qui a joué avec lui et lui a cassé les reins” (Mr Cabrières, évêque de Montpellier), et disparaît de la scène. Ses anciens amis “apolitiques” révèlent leurs ambitions... et prennent la direction d’une création des propriétaires : la Confédération générale des vignerons du Midi (CGVM), dont les bases sont jetées fin juillet à Béziers dans une assemblée interdépartementale présidée par Palazy et fondée officiellement le 22 septembre. Marius Cathala, gros propriétaire du premier comité d’Argeliers, en est le secrétaire général.
Le toujours socialiste Ferroul est le premier président de la CGVM, que L’Humanité dénonce comme “une vaste machine aux multiples engrenages mise au service des patrons fraudeurs”. En effet, “le nombre de voix attribuées à chaque membre est proportionnel aux nombres d’hectares possédés et au nombre d’hectolitres produits” (1907 de A à Z, page 157), contrairement au principe démocratique : un homme, une voix ! Ainsi est pratiquement interdite la participation la direction de la CGV des ouvriers agricoles, des métayers, des petits propriétaires pourtant invités à adhérer à la CGV.
Le toujours présent Ferroul appelle les ouvriers agricoles à adhérer à la CGV, prêtant sa caution de socialiste à l’entreprise patronale. Il utilise un étonnant argument économique, dans La République sociale datée du 5 septembre 1907 : “Un devoir s’impose, créer la plus-value dont nous voulons une part qu’on nous donnera ou que nous saurons exiger. Sans cette plus-value, c’est, puisqu’on n’aura pas voulu la créer, la lutte pour rien, pour le principe, mais pour zéro.” Une façon de dire “travailler plus pour gagner plus”. Le secrétaire de la Bourse du travail de Narbonne n’embouche pas d’autre trompette. Toujours dans La République sociale (29 août 1907) : “Pas de lutte de classe, puisque, à bien voir, le patronat méridional a disparu. Et puis, par l’apport de sa volonté et de son énergie à la cause actuelle, l’ouvrier est-il bien sûr de ne pas continuer la lutte contre le patronat (...), contre la classe patronale du Nord, seule cause de notre détresse actuelle ? ” ([au mépris de l’évidence. [...] Cours du vin 1907 : 11 francs l’hecto : 1910 : après une récolte déficitaire, 36 francs l’hecto]).
Le toujours présent Ferroul appelle les ouvriers agricoles à adhérer à la CGV, prêtant sa caution de socialiste à l’entreprise patronale. Il utilise un étonnant argument économique, dans La République sociale datée du 5 septembre 1907 : “Un devoir s’impose, créer la plus-value dont nous voulons une part qu’on nous donnera ou que nous saurons exiger. Sans cette plus-value, c’est, puisqu’on n’aura pas voulu la créer, la lutte pour rien, pour le principe, mais pour zéro.” Une façon de dire “travailler plus pour gagner plus”. Le secrétaire de la Bourse du travail de Narbonne n’embouche pas d’autre trompette. Toujours dans La République sociale (29 août 1907) : “Pas de lutte de classe, puisque, à bien voir, le patronat méridional a disparu. Et puis, par l’apport de sa volonté et de son énergie à la cause actuelle, l’ouvrier est-il bien sûr de ne pas continuer la lutte contre le patronat (...), contre la classe patronale du Nord, seule cause de notre détresse actuelle ? ” ([au mépris de l’évidence. [...] Cours du vin 1907 : 11 francs l’hecto : 1910 : après une récolte déficitaire, 36 francs l’hecto]).
La hiérarchie militaire ne s’y trompe pas, tout cela “est d’une exceptionnelle gravité”. Les mutins, eux, n’ont certainement pas mesuré la portée de leur acte, ou plutôt le “caractère exceptionnel de l’événement (...) et son aspect transgressif”. Aux yeux de l’armée et du Code de la justice militaire, l’infraction ne relève pas d’une agitation “débonnaire”. Clemenceau et tous ceux qui l’utilisent sont particulièrement sensibles à tout ce qui touche l’armée. L’affaire des “fiches” n’est pas si lointaine (1904). L’affaire Dreyfus a fortement ébranlé le corps des officiers. L’armée ne peut pas devenir “le foutoir” populaire où une troupe conduite par des caporaux (des hommes de troupe I) fait reculer des soldats commandés par un général. L’acte en soi est donc bien révolutionnaire, quel que soit le degré de conscience qu’en ont ceux qui le vivent. Chanter “Nous ne sommes rien, soyons tout ! Et s’ils veulent, ces cannibales, faire de nous des héros, ils sauront vite que nos balles seront pour nos propres généraux” n’est vide ni de sens ni d’intention. Il n’est pas question de “féroces soldats rugissant dans nos campagnes” et étrangers, mais bien de “nos propres généraux” français. Il ne s’agit pas d’un chant d’après-boire, mais bien de celui de la Commune de Paris, c’est-à-dire d’un chant ouvrier aux paroles menaçantes pour l’ordre établi. L’internationale de la Commune n’est pas La Marseillaise des versaillais !
D’une étincelle au feu d’artifice
Il est à noter que L’internationale est entonnée en des circonstances qui n’ont rien d’héroïque, rien encore de révolutionnaire. C’est une simple question de permission “refusée”, une soixantaine de soldats mécontents de ce fait reprennent le chant déjà entendu et réprimé. “La crosse en l’air et rompons les rangs”, c’est un peu excessif pour une 48 heures “sucrée”, dira-t-on, et on passera outre. Mais c’est oublier que toutes les revendications, tous les grands mouvements de grève ont commencé par des revendications mineures. Une permission refusée, de la nourriture avariée, une verrière exposée au soleil..., autant d’étincelles qui peuvent mettre le feu aux poudres dans certaines conditions. Le 17e n’avait certainement pas l’intention d’être le fer de lance de la république sociale du Gustave Hervé de l’époque. Mais son comportement, dans une région où est proclamée la grève de l’impôt et la démission des conseils municipaux, c’est-à-dire l’assèchement des caisses de l’Etat et la négation de la structure de base de la république bourgeoise, va plus vers la tension prérévolutionnaire que vers le calme d’un retour de défilé du 14 Juillet.
Mutins meneurs et les civils
A part peut-être quelques “meneurs” politiquement éduqués, tournés vers l’ “utopie” socialiste (comme on dit en 2007), ces caporaux qui organisent le rappel à Agde des mutins au son du clairon, à part ceux-là, le reste de la troupe, partagé entre divers sentiments, n’a pas d’objectifs précis. Ce qui n’infirme en rien que 1907 n’ait pas été gros de possibilités révolutionnaires. Jules Maurin note ainsi “Cette mutinerie ne devait pas être isolée, mais coordonnée avec celles du 12e et du 100e. Le tout étant prévu pour le 27 juin.” Il ne s’agit plus d’assemblées bruyantes de pioupious énervés, mais d’un réseau, avec dans l’air une tentative de coordination. Ainsi, cette permission refusée, qui a entraîné une réaction populaire et une répression gouvernementale d’une brutalité à hauteur du “désordre” social, a des conséquences qui révèlent une organisation latente des soldats.
Un terreau idéologique révolutionnaire
Enfin, et surtout, on ne peut juger de l’importance de 1907 si on isole le moment de l’activité populaire de la période historique. En France, le souvenir de la Commune de Paris est vivant chez les survivants et chez leurs descendants. La ville de Narbonne a vécu une commune révolutionnaire. Durant tout le XIXe siècle, où “la tendance générale fut à l’apaisement” (Agulhon), les Méridionaux n’ont pas été insensibles au développement des idées révolutionnaires et sont actifs dans les manifestations politiques : “De 1830 à 1834, le républicanisme progresse avec le développement des affrontements de classe…” La révolution de février 1848, comme l’avait fait celle de 1830, révèle la force du républicanisme dans le département de l’Hérault. “La révolution de février 1848 est, en effet, accueillie avec enthousiasme par les républicains du département.” Le coup d’Etat du 2 décembre mobilise la résistance républicaine armée. On trouve les mêmes noms que ceux qui se signaleront en 1907 Lunel, Mèze, Marsillargues, Saint-Chinian, Saint-Thibéry, Florensac, Servian, Roujan. De véritables affrontements avec l’armée produisent des morts. 70 morts ou blessés à Béziers, à Pézenas les rouges de la ville reçoivent les renforts des villages environnants, à Bédarieux des républicains administrent la ville pendant sept jours — (trois gendarmes tués) —, six jours à Capestang. Sagnes caractérise cette insurrection comme “un mouvement de masse important, majoritaire dans certaines régions de l’Hérault” (Sagnes, page 34) et cite Agulhon “La lutte des classes a coloré le mouvement.” A l’annonce de la proclamation de la Commune de Paris, le 18 mars 1871, “il règne aussitôt une vive effervescence dans le département. A Montpellier, le 22 mars, un millier de personnes manifestent leur solidarité avec les Parisiens. Le lendemain, 1 200 personnes font de même à Cette et un millier à Béziers.” Même mouvement de sympathie dans les autres bourgs importants. Un terreau idéologique révolutionnaire existe donc quand la crise viticole engendre le mouvement de 1907 et s’inscrit dans la situation générale de la lutte des classes en France.
Des échos historiques
Des soldats pilleurs d’armureries, des manifestants incendiaires de sous-préfecture au chant de L’Internationale éveillent des échos historiques. La répression de la grève de Courrières en 1906 par Clemenceau, ce même Clemenceau qui “achètera” Marcellin Albert en 1907, vient de secouer le pays. Un peu partout en France, la classe ouvrière anesthésiée par la défaite de la Commune est en train de relever la tête et de s’organiser. 1906 est l’année de la Charte d’Amiens, qui précise les rapports d’indépendance partis-syndicats. La campagne pour les 8 heures prend un ton de plus en plus révolutionnaire. Dans son Clemenceau, J-B. Duroselle constate qu’il y a “diffusion, dissémination, vulgarisation de la grève” en même temps qu’ “un affrontement de plus en plus dur”. En 1907, agitation d’employés, le 8 mars grève à Nantes, grève de la chaussure (110 jours) à Fougères, de la métallurgie à Grenoble. Le syndicat des instituteurs (horreur !) demande son adhésion à la CGT et, par voie d’affiche, passe outre à l’interdiction qui lui est faite. Son secrétaire, l’Héraultais Marius Nègre, de Caux, est arrêté. Les scandales parlementaires de la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus, les “inventaires” — pendant lesquels les catholiques organisent la résistance aux fonctionnaires chargés de faire l’inventaire des biens des églises, en application de la loi de séparation —, l’agitation sociale et la crise viticole montrent que la bourgeoisie a ses propres problèmes. Son ordre n’est peut être pas éternel. Rien n’est immuable. Quand l’harmonie sociale se maintient à coups de charges de cavalerie, comme à Villeneuve-Saint-Georges, où Clemenceau gagne son titre de “premier flic de France”, le bel équilibre républicain vacille. La CGT appelle Clemenceau “le tueur” ou “la Bête rouge de France”. En Russie, le tsar et Stolypine — son ministre chargé de la répression en 1906 — n’auront pas droit à des titres plus vengeurs.
1905 en Russie
On doit rapprocher la situation dans le Midi avec ce qui se passe sur le plan international. En Russie a éclaté, en 1905, une révolution où le premier soviet des ouvriers de Saint-Pétersbourg s’appelait en France le “gouvernement prolétarien”. Le vigneron de Florensac (Hérault) ignorait très certainement que, dans un pays lointain et froid, des paysans, comme lui, se révoltaient. Mais les mutins du 17è ne vivaient pas dans un monde isolé. Les liens existaient avec le reste du pays par la voie des journaux, des amis, des voisins, des parents partis à la ville, des Bourses du travail, de la vie politique en général. Il n’est donc pas tellement étonnant que des hommes, tels les caporaux que citent R. Pech et J. Maurin, se soient détachés de la masse et aient joué un rôle de meneurs, tel Fondecave, auquel à l’arrivée du 17e à Gap, avant le départ pour Gafsa, une jeune fille apporte un bouquet de fleurs rouges et qui, dans son témoignage, apparaît comme le type même du dirigeant révolutionnaire.
Les germes de 1917
1907 n’était pas 1905, il n’y a pas eu de Potemkine dans l’estuaire de l’Hérault. Mais c’était des “événements d’une exceptionnelle gravité”. Clemenceau l’a rapidement compris, qui, alliant diplomatie et vigueur, a conquis en 1907 quelques galons de plus au service de la république bourgeoise. Sans être une “répétition générale” de la révolution prolétarienne, 1907 contenait les germes de ce qui se passerait dans l’avenir en 1917 en Russie, un peu comme un texte littéraire, historique, iconographique contient, masqué, un sens gros d’expériences accumulées et transmis sous des formes contradictoires. 1907, c’est la révolution de 1789, les combats du XIXe siècle et ceux des temps à venir.
Jacques Faucher
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